2.3 Développement des représentations types : une appropriation complexe de la fonction cognitive

Nous avons mis en évidence que la fonction cognitive était plus fortement investie par les sujets experts ne fréquentant pas l’école que par les autres groupes de sujets. Cette fonction est certainement ce qui distingue le plus la spécificité de l’écrit par rapport à l’oral dans notre culture. Comme l’a mis en avant Goody (1979) l’écrit n’est pas systématiquement la transcription d’énoncés oraux mais il constitue un mode de pensée à part entière. Les tableaux, la prise de note, les listes sont autant de moyens pour aider à construire une pensée et des connaissances. Ces pratiques peuvent être imposées à l’école. Un support d’organisation de la pensée peut être utilisé dans une discipline pour présenter un enseignement : par exemple dans un cours de géographie l’enseignant pourra imposer l’utilisation d’un tableau à double entrée pour présenter les caractéristiques climatiques de deux territoires. Or la visée de ce support comme permettant d’aider à organiser sa pensée n’est pas toujours explicitée. L’utilisation du tableau à double entrée peut alors être perçue par les élèves et peut-être par les élèves les plus en difficulté comme une routine didactique - à savoir une habitude d’enseignement et d’apprentissage imposé par l’enseignant sans but précis - et non comme une aide qui permet de construire une pensée.

D’autre part, apprendre à construire sa pensée singulière et développer de manière optimale son mode de pensée demande une réflexion métacognitive importante. C’est en étant confronté à des situations problèmes où il peut choisir son mode de pensée que le sujet va peu à peu pouvoir prendre conscience de son mode d’apprentissage et de raisonnement. Pour résoudre un problème, le sujet doit se saisir de l’ensemble des éléments du problème puis les organiser afin de planifier un mode de résolution. La manière de se saisir des données du problème peut varier d’un individu à l’autre ; il peut prendre la forme d’un tableau à double entrée, d’un schéma symbolisant les différents éléments ou encore le sujet peut venir surligner les éléments importants. Comprendre que l’écrit peut servir à penser et à construire des connaissances apparaît comme une première étape de l’appropriation de cette fonction cognitive ; la seconde étant d’arriver à utiliser de manière optimale ce canal pour pouvoir s’en servir de support de pensée. A travers différents extraits d’entretien, ces différentes étapes de l’appropriation de la fonction cognitive se font jour.

Certains sujets ne se représentent pas l’écrit comme pouvant être un support de mémoire, susceptible de faciliter le travail de pensée.

‘Expérimentateur : Est-ce que vous écrivez pour vous souvenir ?
AL15ILL : Pour faire la cuisine ?
Expérimentateur : Oui par exemple.
AL15ILL : Oh non je cuisine sans recette, de tête.
Expérimentateur : D’accord. Et comment vous avez appris à cuisiner ?
AL15ILL : Ben disons c’est ma maman. Elle cuisinait beaucoup. Donc chaque fois quand j’étais petite je regardais dans les casseroles « qu’est-ce que tu fais maman ? comment tu fais ça ? » Et puis j’ai toujours aimé. Quand j’étais [nom et adresse d’un école spécialisée] on apprenait à cuisiner déjà. On prenait, on faisait des gâteaux…
Expérimentateur : Et comment vous faites pour vous souvenir ? Par exemple, pour les gâteaux, pour vous souvenir de ce qu’il faut mettre dedans ?
AL15ILL : Ben c’est facile. On y met de la farine, des œufs. Ça dépend ce qu’on fait comme gâteau. Un cake c’est facile. La levure. Et puis on remue bien. Et puis je fais des soufflés, je fais souvent des soufflés.
(…)
Expérimentateur : Et pour faire vos courses est-ce que vous écrivez une liste de courses ?
AL15ILL : Non. Non je vois ce qu’il me faut et tout. Mais par contre c’est pour l’argent. Je suis un peu embêtée parce que je sais pas bien compter. Alors des moments ce qui m’arrive, je donne mon porte monnaie à la caisse. Alors y se sert. ’

Dans cet extrait la personne explique comment elle construit ses connaissances : en observant, en répétant des gestes et en expérimentant. Cette construction de connaissances ne se fait pas en ayant recours à l’écrit ; la mémoire est ainsi fortement sollicitée pour leur stockage.

Dans l’extrait suivant, une autre personne montre qu’elle sait que l’écrit peut être un moyen d’organiser ses idées, et notamment les idées qu’elle souhaite communiquer. Néanmoins elle ne semble pas pour autant être en mesure d’avoir recours à ce type de support.

‘Expérimentateur : Très bien. Donc c’est un brouillon. Et à votre avis, pourquoi on fait un brouillon ?
AL1ILL : Ben en fait c’est pour réécrire une chose correctement, je pense.
Expérimentateur : D’accord
AL1ILL : C’est ce que je faisais quand j’étais gamin. Y avait un brouillon, ça je m’en rappelle.
Expérimentateur : Et est-ce que quelqu’un vous corrigeait votre brouillon ?
AL1ILL : Ben pas tellement, c’était les profs je crois.
Expérimentateur : D’accord
AL1ILL : Il faisait faire un brouillon pis après il regardait. Et plus j’écrivais quelque chose, moins…’

L’utilisation du brouillon a été ici imposée au sujet durant sa fréquentation scolaire. Le sujet est en mesure d’expliciter la fonction de ce type de support : il permet une réécriture. Néanmoins cette représentation apparait partielle puisqu’il n’est pas en mesure de préciser le but de cette réécriture. Il explique que les enseignants lui demandaient d’écrire un brouillon puis qu’ils le regardaient. Il n’explicite pas davantage ce sur quoi pouvait porter l’attention des enseignants lors de cette lecture. Plus loin il dira que la personne qui a produit le brouillon (document présenté lors du protocole) a fait attention à l’orthographe. Ainsi le brouillon apparaît être associé à un moyen de mettre en œuvre de façon correcte les aspects métalinguistiques de la langue.

Enfin, dans ce troisième extrait, un autre sujet explique son utilisation de l’écrit dans une fonction cognitive. Il explicite comment il utilise l’écrit pour organiser sa journée.

‘AL17ILL : Comme j’ai des problèmes de mémoire je note quand j’organise quelque chose ; quand je pars un peu de chez moi des fois ça m’arrive d’oublier un peu des choses alors… c’est pas que j’oublie mais j’arrive pas à m’organiser comme il faut. Alors maintenant j’ai fait... Ça fait quatre mois, pour bien m’organiser, j’ai un carnet comme ça et je marque tout dessus. Pas oublier la gourde, le cuissard. Et ça me permet d’apprendre un peu à écrire et de… et essayer de m’organiser mieux dans ma tête.’

L’utilisation de la fonction cognitive dans sa vie quotidienne est apparue suite à sa participation à des ateliers de remise à niveau. Il est intéressant de noter que pour cette personne l’écrit sert certes comme support de mémoire mais qu’il s’agit aussi pour lui de produire de l’écrit afin de réutiliser ce qu’il a appris au cours de ces ateliers.

Ainsi l’appropriation de la fonction cognitive apparait comme nécessitant une réflexion métacognitive importante avant de pouvoir venir se fixer sur le tableau fixe des représentations types.