Deux Processus et une méthode

Les trois approches que nous décrirons s’accordent autour de l’acceptation de deux processus de récupération en mémoire. Elles sont alors à même d’expliquer les dissociations entre les mesures soit par des propriétés intrinsèques des tâches mnésiques (Mandler, 1980), soit par une sensibilité de la tâche à un type de processus (Roediger & Blaxton, 1987) ou, encore, soit par des propriétés intrinsèques des processus (Jacoby, 1991).

ACTIVATION/INTEGRATION vs. ELABORATION : Les travaux de Mandler (Graf & Mandler, 1984 ; Mandler, 1980, 1991 ; Mandler, Graf & Craft, 1986) illustrent parfaitement la nécessité de considérer deux processus de récupération en mémoire pour rendre compte des dissociations entre les activités mnésiques conscientes et non-conscientes. Pour ces auteurs, la représentation mnésique (ou schéma) d’un événement reflète les liens durables entre les composants sémantiques et perceptifs (voir le modèle Source Activation Confusion, Reder et al., 2009). Le traitement d’un événement implique l’activation d’un schéma et des activations réciproques vers ces composants (McClelland & Rumelhart, 1985 ; Rumelhart & Zimmer, 1985). Ces activations réciproques vont venir renforcer la représentation (i.e. intégration) rendant cette dernière plus accessible en mémoire. Contrairement à l’activation – intégration, l’élaboration permet la création de nouveaux liens fonctionnels entre des événements ou entre un événement et un contexte particulier. En résumé, le traitement d’un événement (un mot par exemple) implique un processus d’activation et d’intégration de ces composants en mémoire, ce qui augmente la probabilité de produire la réponse adaptée au traitement (par exemple la production du mot). En revanche, le processus d’élaboration interviendrait lorsque le traitement mnésique implique de percevoir des relations précédemment établies entre des événements non-reliés (e.g. association arbitraire entre des mots, Graf & Schacter, 1985) ou entre un événement et son contexte. Dans ce cadre, les dissociations observées reposeraient sur l’intervention de deux processus lors de la récupération dans des tâches indirectes et des tâches directes.

DATA DRIVEN vs. CONCEPTUALLY DRIVEN –Ici, les définitions de data driven vs. conceptually driven renvoient à une taxonomie des processus nécessaires pour réaliser la tâche de mémoire (Roediger & Blaxton, 1987). En ce sens, les tâches de mémoire directe impliquent plus des processus guidés par de l’information conceptuelle (conceptually driven) que des processus guidés par de l’information perceptive (data driven) puisque, pour réaliser la tâche, l’individu doit reconstruire mentalement un épisode précédent. À l’inverse, les tâches indirectes testent plus souvent des processus guidés par des informations perceptives parce que les participants doivent se focaliser sur celles-ci pour réaliser la tâche. Dans ce cas, les dissociations observées entre les mesures directes et indirectes reposeraient à la fois sur la nature de l’information préalablement traitée et le processus engagé dans la tâche mnésique (i.e. concordance de traitements, Blaxton, 1989).

FAMILIARITE vs. RECOLLECTION – Pour Jacoby (1991), les dissociations observées dans les tâches directes et indirectes reflètent une distinction de processus entre les processus intentionnels et les automatiques. L’auteur définit les processus automatiques en lien avec les processus perceptifs non conscients dans le sens où les processus perceptifs peuvent être discutés en terme d’automaticité (i.e. en dehors ou non, de l’attention et de l’intentionnalité). Les processus automatiques sont alors à la fois une source de facilitation et une source de perturbation du traitement mnésique, à l’inverse des processus intentionnels. Jacoby va labéliser ces processus automatiques ou intentionnels sous les termes de familiarité (i.e. un processus automatique, pas nécessairement conscient28, en lien avec la fluence perceptive et conceptuelle) et de recollection (i.e. un processus stratégique, contrôlé et nécessairement conscient). En ce sens, la recollection est un processus relativement lent qui consiste en la récupération de détails spécifiques associés à la présentation préalable d’un item en mémoire. A l’inverse, la familiarité est un processus relativement rapide qui permet de détecter si un item a été déjà rencontré même si les détails contextuels ne peuvent pas être récupérés (Jacoby, 1991 ; Jacoby, Thot & Yonelinas, 1993 ; Jacoby, Yonelinas & Jennings, 1997 ; Thibiergen, 1997 ; Yonelinas, 1994 ). Un point primordial dans cette approche est que ces deux processus sont, ici, nécessairement indépendants, c’est-à-dire qu’ils impactent de manière indépendante le contenu de la récupération.

Rappelons qu’un des postulats sous-jacents à la dissociation fonctionnelle est que la tâche (directe ou indirecte) est une évaluation « pure » du processus ou du système impliqué dans la réalisation de celle-ci. Or, dans le cas de la reconnaissance29 par exemple, la tâche peut s’accomplir avec ou sans récupération consciente des détails spécifiques en phase d’étude (Roediger & Blaxton, 1987 ; Jacoby, 1991). Les auteurs ont alors cherché à rompre avec la conception qu’une tâche reflète une mesure « pure » et ils proposent qu’une même tâche puisse impliquer une mixture de processus. Comment alors départager l’impact des processus impliqués dans la tâche en cours ?

LA METHODE DE DISSOCIATION DE PROCESSUS - D’après Jacoby (1991), les processus de familiarité et de recollection interviennent dans l’expérience de récupération et impactent de manière indépendante les performances en récupération. La méthode de dissociation de processus repose sur l’indépendance entre ces deux processus et permet de « quantifier » l’implication respective de chacun sur l’activité mnésique en cours (Jacoby 1991 ; Jabcoby, Thot & Yonelinas, 1993 ; Mulligan & Hirsman, 1997 ; Ratcliff, Van Zandt & McKoon, 1995 ; Wixted, 1997 ; Yonelinas, 1994 ;  voir figure 19).

Figure 19 : Illustration de la méthode de dissociation de processus, d’après Jacoby, 1991 ; Yonelinas, 1994.
Figure 19 : Illustration de la méthode de dissociation de processus, d’après Jacoby, 1991 ; Yonelinas, 1994.

Pour plus de clarté, nous illustrerons cette méthode par un exemple issu de la littérature (Yonelinas, 1994). Dans cette étude, les participants apprenaient deux listes de mots clairement identifiées (liste 1 et liste 2). Dans une première tâche de reconnaissance, les participants devaient répondre « ancien » aux items de la liste 1 et « nouveau » aux items de la liste 2 et pour des items effectivement nouveaux (i.e. condition d’inclusion pour les items de la liste 1 et d’exclusion pour les items de la liste 2). Ensuite, dans une deuxième tâche de reconnaissance, les participants devaient répondre « nouveau » pour les items de la liste 1 (ainsi que pour les nouveaux items) et « ancien » pour les items de la liste 2 (i.e. condition d’exclusion pour les items de la liste 1 et d’inclusion pour les items de la liste 2). Ainsi, la probabilité de répondre « ancien » pour les items d’une liste donnée (réponses correctes dans le premier test et erreurs dans le deuxième test) permet une estimation des réponses guidées par un processus de familiarité ou de recollection, et ce en fonction de la condition d’inclusion et d’exclusion. Dans la condition d’inclusion (Figure 19, équation 1) à la fois les processus de familiarité et de recollection vont supporter les réponses correctes et dans la condition d’exclusion (Figure 19, équation 2), seul le processus de familiarité va venir supporter les réponses incorrectes. Donc, une estimation des réponses basées sur le processus de recollection se fait par la soustraction entre les probabilités dans les conditions d’inclusion et d’exclusion (Figure 19, équation 3), et une estimation des réponses basées sur le processus de familiarité se fait selon le ratio entre la probabilité de condition d’inclusion et la probabilité inverse de répondre grâce au processus de recollection (Figure 18, équation 4).

Cette méthode qui permet une estimation de la probabilité de récupérer un item à l’aide de l’un ou de l’autre des processus a été validée grâce à des manipulations expérimentales (e.g. attention divisée vs. attention pleine pendant le phase test, Jacoby, 1991) et dans un ensemble de tâche directes et indirectes (Jacoby, Yonelinas & Jennings, 1997).

Notes
28.

Sentiment de familiarité.

29.

Nous reviendrons ultérieurement sur cette tâche.