Vers une emergence

Si nous acceptons les assertions liées à la redondance, cela suppose tout de même l’existence de deux types de processus en mémoire. Or, même si nous comprenons les motivations à postuler l’existence de deux processus, qu’est-ce qui détermine qu’un processus va être conscient ou inconscient ? De plus, la redondance suppose une relation de dépendance entre ces processus, mais qu’elle va être alors la nature de chacun de ces processus au sein de cette relation ?

On peut alors supposer que le (ou les) processus engagé(s) lors de la récupération en mémoire d’une information ne soi(en)t pas nécessairement conscient(s) ou inconscient(s), mais que les expériences de conscience soient le produit de la récupération en mémoire (voir Donaldson, 1996). Nous irons plus loin en proposant que ces expériences sont nécessairement inscrites sur un continuum (de l’inconscient vers le totalement conscient), et ce parce qu’elles émergent à partir de l’intégration des multiples activations engendrées par les traitements dans chaque dimension de l’événement ou de l’item à récupérer. Pour Hintzman (2001), l’expérience de conscience associée à la récupération d’une trace est donc définie par l’intégration des états de chacune des dimensions de la trace (i.e. sa fréquence et sa récence) au moment de la récupération. Dans la fin de ce point, nous préciserons: 1) pourquoi postuler un continuum de récupération  ; 2) comment l’expérience de conscience peut-elle dépendre de l’intégration des activations de l’information en mémoire.

Un continuum de récupération -Nous avons emprunté l’idée d’un continuum à Leritz et collaborateurs (2006). En effet, les auteurs proposent, à partir de la clinique des patients souffrant d’épilepsie du lobe temporal, que la récupération dans une tâche donnée est tributaire du degré de fonctionnalité du complexe hippocampique (voir figure 23). En ce sens, la dichotomie directe vs. indirecte entre les tâches va alors pouvoir s’inscrire sur un continuum en fonction du degré de dépendance de la tâche au complexe hippocampique. Compte tenu de ce que nous avons précédemment évoqué sur l’hippocampe et le complexe parahippocampique (i.e. structures intégratives), on peut alors redéfinir le continuum en fonction du degré d’intégration que nécessite la récupération dans une tâche afin d’être réalisée.

Figure 23: Hypothèse d’un continuum entre les tâches directes et indirectes en fonction de la dépendance du complexe hippocampique, d’après Leritz,, Grande & Bauer (2006). Les tâches (indirectes et directes) de mémoire peuvent alors être décrites en fonction du degré d’intégration que suscite le traitement.
Figure 23: Hypothèse d’un continuum entre les tâches directes et indirectes en fonction de la dépendance du complexe hippocampique, d’après Leritz,, Grande & Bauer (2006). Les tâches (indirectes et directes) de mémoire peuvent alors être décrites en fonction du degré d’intégration que suscite le traitement.

Comme illustrer dans la figure 23, on peut dire que plus la tâche est directe ou exigeante, plus les activations engendrées par le traitement en cours de l’indice auront besoin d’être intégrées afin de pouvoir fournir une réponse adaptée à la tâche, ce qui, par conséquent, augmente la probabilité que la récupération soit associée à une expérience de conscience élevée.

Activation – Intégration –Les mécanismes d’activation et d’intégration ont été décrits dans plusieurs approches (Graf & Mandler, 1984 ; Mandler, 1980 ; 1991 ; Mandler, Graf & Kraft, 1986 ; Reder et al., 2009 ; Versace et al., 2002 ; 2009) et sont d’ailleurs assez similaires entre elles (i.e. le traitement mnésique implique l’activation d’unités en mémoire et ces activations vont ensuite s’intégrer afin de produire une réponse adaptée). Dans ACT-IN (Versace et al., 2009 ; Vallet et al., en préparation), la récupération est caractérisée par un processus d’appariement flexible et dynamique où les mécanismes d’activation et d’intégration détermine l’émergence des connaissances. La principale différence avec Mandler et collaborateurs est que ces mécanismes sont suffisants pour expliquer la performance d’un individu dans une tâche donnée. En effet, pour ces auteurs, certaines activités nécessitent le recours à un processus qu’ils nomment élaboration (voir le point relatif à cette question). Les mécanismes d’activation et d’intégration que nous décrivons sont très similaires à ceux décrits par Reder et collaborateurs. La principale différence avec le modèle SAC est que, pour ce modèle, les mécanismes d’activation et d’intégration ne s’inscrivent pas au sein d’un continuum et donc, en cela, le modèle est avant tout un modèle dual-process.

D’après ACT-IN, l’activation est décrite comme un mécanisme interactif et multimodal et s’apparente à un processus d’appariement global (i.e. calcul de similarité). En d’autres termes, lors du traitement d’un indice, non seulement le système active de manière précoce les composants des traces (i.e. propriétés sensorielles, voir chapitre 1) partageant les mêmes caractéristiques que l’indice, mais est aussi capable d’activer les autres composants des traces initialement activées (e.g. simulation multimodale, voir chapitre 1). En d’autres termes, le modèle propose que l’activation se fasse de manière parallèle et interactive40 à la fois entre les traces (i.e. diffusioninter-trace) et au sein des traces (i.e. diffusion intra-trace). Nous reviendrons sur ce point particulier dans le chapitre suivant. De plus, le modèle suppose que le mécanisme d’intégration intervient en parallèle et en cascade au mécanisme d’activation. Un point important est que l’intégration que nous décrivons est différente de l’intégration mnésique que nous avons décrite dans les chapitres précédents. En effet, ici, l’intégration ne participe pas au maintien des propriétés des traces en mémoire mais à l’émergence des connaissances. En d’autres termes, le modèle suppose que le contenu de la récupération corresponde à une intégration des activations engendrées par le traitement d’un indice dans une tâche donnée (i.e. comparable à une sommation des activations, voir Hintzman, 1986 ; 1988 ; Nosofsky, 1986 ; 1991).

L’expérience de conscience associée à la récupération d’une information va alors s’inscrire sur un continuum dépendant à la fois de l’intégration de chacune des unités activées par l’indice (i.e. diffusion inter-traces ou intra-trace) mais aussi de la force relative de chacune de ces activations. Dans ce cas, l’expérience de conscience va progressivement émerger de l’inconscient, c’est-à-dire de l’intégration d’un ensemble d’activation entre les traces et au sein des traces (voir aussi la notion d’ecphorie, Tulving 1982 ; voir le chapitre 4 dans Thiberghien, 1997). L’existence d’un tel continuum est parfaitement capable d’expliquer le fait que les tâches directes sont clairement plus sensibles aux manipulations expérimentales (i.e. toutes les manipulations qui affectent la distribution des traces en mémoire ou qui facilitent/perturbent la diffusion intra-trace, voir chapitre 4) que les tâches indirectes (i.e. facilitation ou perturbation de l’activation et de la diffusion inter-traces). De même, il est capable de prédire le pattern de dissociation classique observée en neuropsychologie cognitive avec des patients amnésiques (i.e. souffrant de lésions du lobe temporal médian qui est une structure hautement intégrative) c’est-à-dire une probabilité plus importante (voire quasi systématique) d’être déficitaires dans les tâches directes alors que les performances dans les tâches indirectes ne sont pas altérées. En effet, dans les tâches indirectes, les participants ne sont jamais directement testés sur le contenu de la récupération (i.e. une intégration).

INTEGRATION MNESIQUE A L’ENCODAGE - Nous avons décrit l’encodage de traces comme la résultante d’un processus d’intégration mnésique (voir chapitre 1). Le contenu de la trace est alors directement tributaire des propriétés de l’expérience perceptive. L’intégration mnésique41 à l’encodage (voir Jonhson, Hashtroudi & Lindsay, 1993 ; Schacter, Norman & Koustaal, 1998 ; Reder et al., 2009) déterminerait la force avec laquelle les propriétés de l’épisode sont reliées au sein d’une trace mnésique unique (voir aussi Whittlesea & Brooks, 1988 ; Whittlesea, 1987). Par exemple, lorsque nous oublions l’emplacement de notre voiture dans un parking, nous n’oublions pas notre voiture mais une configuration spécifique qui s’est établi dans le temps et l’espace (e.g. une différence entre hier et aujourd’hui). En d’autres termes, plus le liage entre les propriétés de la trace est fort, plus la récupération de cette trace à partir d’un indice aura la probabilité d’être associée à une expérience de conscience (facilitation d’une diffusion intra-trace) et plus particulièrement à une expérience spécifique de type recollective (i.e. récupération de propriété contextuelle). Nous reviendrons également sur cette question lors du prochain chapitre.

REINTERPRETER LA NATURE DE LA FAMILIARITE ET DE LA RECOLLECTION - Jusqu’à présent, les approches dual-process, notamment celles reposant sur l’existence d’un processus de familiarité et de recollection (Jacoby, 1991 ; Yonelinas et al., 1998 ; Yonelinas, 2002), ne définissaient pas la nature des processus engagés lors de la récupération. Ici, nous pourrions décrire le processus de familiarité (i.e. le mécanisme d’activation au sein de notre modèle, voir aussi Arndt, 2010) comme un ensemble de traitements sur la similarité entre des propriétés constitutives de l’indice et de la source dans laquelle l’indice à traiter est présenté, et des propriétés entre et au sein des traces. Le processus de recollection (i.e. le mécanisme d’intégration à la récupération)pourrait être décrit comme l’intégration de ces traitements afin d’accéder à une expérience spécifique.

Bien qu’inscrite dans une approche dual-process, l’étude de Meiser et collaborateurs (2008, voir aussi Meiser & Bröder, 2002) est intéressante à discuter car les auteurs font de l’intégration (i.e. l’intégration à l’encodage) une caractéristique distinctive du processus de recollection. Les auteurs ont montré que les réponses de type recollective (i.e. remember, R) sont clairement tributaires de l’intégration des propriétés contextuelles associées à la première présentation de l’item (i.e. position dans l’espace et indice sonore), alors que ce n’est pas le cas pour les réponses de type familiarité (i.e. know, K). Pour les auteurs, ceci s’explique par le fait que l’accès à la source est régi par une relation de dépendance (une intégration) entre les propriétés contextuelles et l’item dans le cas des réponses recollective , alors que les réponses de type familiarité se font dans une relation d’indépendance avec la source. Pour les auteurs, ce résultat ne peut être interprété par des approches basées sur un seul processus guidé par la force de la trace (Donaldson, 1996) au moment de la récupération. En effet, dans cette approche, la récupération est définie d’un point de vue quantitatif (i.e. la probabilité de récupérer une trace associée à une expérience recollective vient directement de sa force), ce qui ne peut expliquer que les réponses de type recollective soient toujours guidées par une relation de dépendance lorsque la source est différente au moment de la récupération (voir Meiser et al., 2008 ; expérience 1) et que par là même les réponses R et K soient équivalentes.

Or, il nous semble que ces résultats sont totalement interprétables dans notre modèle puisque, comme nous le verrons dans le dernier point, la force d’une trace est définie à la fois par la force avec laquelle les propriétés de l’épisode (ici , notamment contextuelles) ont été intégrées au sein d’une trace unique mais aussi par la probabilité que ces propriétés servent d’indice lors de la récupération (pour une position similaire voir, SAM, Guillund & Shiffrin, 1984 ; Ratcliff et al., 1995). Ainsi, la force de la trace dépend à la fois des conditions d’encodage (i.e. intégration à l’encodage) mais aussi de la nature de l’indice au moment de la récupération (pour une position similaire voir Jamieson & Mewhort, 2009).

Notes
40.

Voir la notion d’interaction mnésique dans le chapitre 1

41.

Pour une proposition plus élaborée voir le dernier chapitre