Quel est le problème ?

En effet, quel est le problème posé par la « rémunération des dirigeants », formule qui n’est déjà pas sans soulever des difficultés quand la seule chose dont on soit à peu près sûr est que le traditionnel « salaire » n’est plus vraiment significatif pour évaluer les revenus patronaux2 ? Les dirigeants sont-ils « trop payés », comme de nombreux acteurs sociaux l’affirment ? Ou sont-ils, au contraire, « victimes » de jugements biaisés par quelques scandales surmédiatisés comme le prétendent, par exemple, les organisations patronales et notamment le Medef ? S’interroger de la sorte, c’est, compte tenu des profondes modifications de la fonction managériale dans des entreprises devenues « globales », prendre conscience de la complexité d’un dossier « ouvert » et en proie à de multiples interprétations. En d’autres termes, prendre conscience du fait que la « prolifération des prises de parole » autour de la rémunération des dirigeants n’aide pas à comprendre ce qui est en jeu dans ce dossier.

C’est pour cela que nous considérons que la question posée par la rémunération des dirigeants est initialement la suivante : pourquoi assiste-t-on à une telle controverse autour d’un sujet ne concernant qu’un tout petit nombre de dirigeants et dont les rémunérations sont, aussi élevées puissent-elles paraître à « l’homme de la rue », insignifiantes au regard des revenus générés par les entreprises qu’ils gouvernent ? Cette question est sans réponse apparente car, sauf à préjuger des termes de la controverse, il est difficile de dire pourquoi la rémunération des dirigeants cristallise autant d’intérêts et de passions. Cela est d’autant plus vrai qu’il existe, comme nous le verrons par la suite, un modèle de justification idéologique qui laisse à penser, dans son épure théorique, que cette controverse n’a tout simplement pas lieu d’être : le modèle économique libéral.

De ce dernier, il ressort que la rémunération des dirigeants révèle le « prix » qui émane d’une confrontation entre une offre et une demande de travail managérial de haut niveau, ce qui suffirait à la justifier selon la logique économique la plus élémentaire…

De fait, c’est la problématisation de la question plutôt que sa résolution qui va nous intéresser dans cette perspective. Plus précisément, l’objectif de notre travail est de comprendre ce que la controverse qui sévit sur le sujet nous enseigne sur les sociétés qui en sont le théâtre et qui sont, pour l’essentiel, des sociétés libérales 3. Il ne s’agit donc pas de porter un jugement ou une simple évaluation sur la rémunération des dirigeants, mais de comprendre comment et en quoi cette controverse fait problème, comment et en quoi elle témoigne, en miroir, de la nature et du fonctionnement des sociétés libérales. En cela, notre projet s’inscrit dans la lignée du récent travail de Gomez et Korine (2009) qui, dans l’analyse qu’ils proposent des problèmes de gouvernement d’entreprise à l’ère du capitalisme « financier », estiment que la controverse publique sur la rémunération des dirigeants est symptomatique d’un mouvement idéologique de fond, caractérisé par le déploiement du projet libéral au cœur des sociétés occidentales. « Thèse » dont la pertinence se lit à travers le seul phénomène de « mondialisation de la contestation » sur le sujet, qui confirme que cette controverse ne relève pas d’une « spécificité française », mais de l’émergence d’un capitalisme au sein duquel la puissance de la propriété privée individuelle pour légitimer le gouvernement des entreprises se voit approfondie (Gomez, 2001 ; Plihon, 2001 ; Pérez, 2003 ; Stiglitz, 2003 ; Aglietta et Rébérioux, 2004 ; Galbraith, 2004 ; Reich, 2008)4.

Pour mener à bien ce projet, nous tenterons de dégager des cohérences dans le mouvement plus ou moins continu des « prises de parole » des acteurs de la controverse, cela afin de saisir les éléments de contiguïté qui existent entre celle-ci et la diffusion d’un modèle de gouvernement d’entreprise marqué par l’idéologie libérale. Car la seule chose qu’il nous soit possible de postuler au seuil de ce travail doctoral, c’est que les acteurs sociaux sont seuls, par leurs dires et/ou leurs actions, à avoir le pouvoir de déterminer quels sont les « enjeux » de cette controverse dont nous nous contentons, pour l’heure, de constater l’existence.

Dans cette introduction générale, nous revenons sur l’origine et l’intérêt de cette recherche, notamment pour préciser notre problématique et le positionnement que nous avons adopté pour tenter d’y répondre. Nous commençons par présenter la problématique de fond qui sous-tend la controverse publique sur la rémunération des dirigeants, qui est celle de la justification des inégalités sociales entre des individus considérés comme des « égaux ». Nous montrons, ensuite, que cette controverse n’est pas univoque et d’autant plus complexe à analyser que la « surenchère verbale » autour de la rémunération des dirigeants n’empêche pas l’incertitude de régner sur le sujet. Pour finir, nous présentons les linéaments et le plan d’une recherche devant malgré tout nous permettre d’éclairer ce qui, pour l’heure, ne doit pas cesser de nous étonner : l’existence d’une controverse dont l’ampleur est particulièrement surprenante au regard de sa relative insignifiance économique.

Notes
2.

Ainsi, selon le cabinet Towers Perrin, la part du salaire dans les revenus perçus par les dirigeants serait passée de 46 % en 1999 à un peu moins de 25 % de la rémunération globale des dirigeants français en 2006 ; ce qui ne signifie pas que les salaires des patrons français aient baissé durant cette période mais que la part des éléments de rémunération dits « variables » a considérablement augmenté.

3.

Par « libéral », nous entendons l’adjectif qui renvoie à cette idéologie résolument individualiste qui promeut la liberté et l’égalité individuelles comme fondements de l’ordre social, soit cette idéologie de référence de la société occidentale capitaliste à laquelle se rattachent la plupart des idéaux « modernes », qu’ils se prétendent « de droite » ou « de gauche ». Sur la diversité des libéralismes englobés par l’utilisation du singulier et leurs points de convergence : voir Audard (2009) et Kévorkian et al. (2010).

4.

Ce qui n’empêche pas qu’il puisse y avoir des différences notables quant à la manière dont la problématique de la rémunération des dirigeants se pose selon les pays ; le cas français étant par exemple marqué par un cadre culturel et institutionnel spécifique, qui se manifeste par une très forte densité des réseaux de dirigeants et d’administrateurs de grandes sociétés cotées (Alcouffe et Alcouffe, 1997 et 2000 ; Yeo, Pochet et Alcouffe, 2003 ; Alcouffe, 2004).