Une affaire pour objet

On le voit : la question du « trop payé » fait problème. D’une part, parce que les acteurs sociaux ne s’accommodent manifestement pas des niveaux atteints par la rémunération des dirigeants et, plus généralement, d’un phénomène de « reconcentration » de la richesse dans les mains d’un petit nombre de « Working Rich » (Godechot, 2007)9. D’autre part, parce que ce phénomène reste économiquement marginal et ne peut se comprendre sans tenir compte de la dimension symbolique dont il rend compte. Car quand bien même les acteurs aient de « bonnes raisons » de s’indigner devant certains montants et/ou pratiques de rémunération des dirigeants, on pourrait alors se demander pourquoi ils ne s’indignent pas de la rémunération de certains sportifs ou artistes, qui sont souvent mieux payés et de manière plus ostensible. Impossible, en tout cas, de ne pas se poser la question tant l’ampleur prise par la controverse publique sur la rémunération des dirigeants peut être surprenante au regard de ce constat selon lequel les sociétés libérales tolèrent, voire encouragent, des inégalités extrêmement élevées par ailleurs.

En somme, si les montants de rémunération des dirigeants sont souvent présentés comme l’un des symboles des inégalités que véhiculent les entreprises à l’heure du capitalisme financier, se pose ici un problème de fond, à savoir qu’il est apparemment compliqué d’interpréter une telle « sélection » parmi la catégorie des « working rich ». Les sportifs et/ou les artistes ont-ils des « droits » qui ne seraient pas reconnus aux dirigeants de grandes sociétés cotées, ce qui leur permettrait de bénéficier en toute tranquillité de leurs revenus quand ces derniers sont sommés de les justifier jusque dans leurs moindres détails ? Au total, la « Winner Take All Society », décrite par Frank et Cook (1995), serait-elle acceptable pour certains et non pour d’autres10 ?

Et de reposer par conséquent les mêmes questions étant donné que l’affaire ne saurait être entendue dès l’origine : pour quelles raisons nos sociétés libérales se focalisent-t-elles sur la rémunération des dirigeants ? De quoi témoigne la controverse publique sur le sujet ? D’une simple affaire pour un public irréfléchi ? Certes non, sachant que les experts eux-mêmes (conseillers en rémunération, analystes financiers, médias spécialisés, etc.) n’hésitent pas à reconnaître qu’ils rencontrent de sérieuses difficultés pour s’accorder sur les fondements de la valeur de la pratique managériale dans le contexte du capitalisme financier (Zenou, 2004). Aussi, faute d’une vraie certitude sur ce qui justifie la rémunération des dirigeant, c’est ainsi que la controverse publique se voit frappée, de l’intérieur, du sceau de l’incertitude.

Dans cette veine, il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la controverse parcours aussi le champ de la recherche académique car si certains dénoncent le niveau de rémunération des dirigeants (Crystal, 1991 ; Bebchuk et Grinstein, 2005 ; Kolb et al., 2006), nombreux sont ceux qui prétendent l’exact contraire, à savoir que la rémunération des dirigeants ne pose aucun problème de justification (Holmström, 2005 ; Kay et Van Putten, 2007 ; Kaplan, 2008a et 2008b). Doit-on, pour autant, conclure qu’il en va d’une simple affaire d’opinions ? Sauf à avancer que l’inflation des commentaires autour de la rémunération des dirigeants est incompréhensible, la notion même de controverse s’oppose à une telle interprétation, étant entendu que s’ils se « disputent » pour imposer leurs vues sur le sujet, c’est que les acteurs se rejoignent au moins sur un point, à savoir qu’il doit être possible de trancher leurs « conflits en justice ».

Dès lors, le problème, pour nous, ne sera même pas de savoir qui a « tort » ou « raison » dans ce débat, mais d’interpréter ces derniers au regard de ce qui contribue par là-même à les relier, à savoir l’affaire elle-même, entendue au sens que la sociologie a donné à ce mot : soit une suite d’évènements qui :

‘« comportent presque toujours des traits similaires : des accusations, des justifications, des critiques, le déroulement de preuves, le développement d’une pluralité de récits incompatibles, le dévoilement de motifs cachés et bas, un effort de montée en généralité ("cette affaire apparemment locale, voire singulière, concerne, en fait, tout le monde"), la mise en cause de la partialité de juges indignes, un appel au jugement de l’opinion publique – au verdict populaire –, une quête fébrile de soutiens et d’appuis pour faire connaître et pour dévoiler "aux yeux de tous" l’injustice dont une personne – individuelle ou collective – a été la victime » (Boltanski et Claverie, 2007, pp. 403-404). ’

Ce qui revient, in fine, à s’interroger sur une dynamique sociale dont nous pensons qu’elle peut jouer comme un levier de connaissance sur la société libérale. Du procès de Socrate à l’affaire Dreyfus, en passant par l’affaire Callas ou la célèbre querelle entre David Hume et Jean‑Jacques Rousseau, soit autant d’évènements que rien ne relie si ce n’est leur aspect de « dispute », c’est du moins un espoir que nous donne l’histoire des « affaires, scandales et grandes causes ». Cette dernière, en effet, montre bien que ce sont là des évènements qui aident à comprendre les logiques à l’œuvre dans les sociétés qui en sont le théâtre, et cela autant pour ce qui les « active » que pour ce qui contribue à y mettre un terme (Boltanski et al., 2007). De notre point de vue, cette manière d’aborder le problème nous semble d’autant plus judicieuse que l’on sait pertinemment que :

‘« si les excès rapportés par les médias des anciens dirigeants de Vivendi, de General Electric, de la bourse de New York ont ému l’opinion publique, les transformations profondes permettant et validant ces excès (…) sont loin d’être comprises » (Aglietta et Rébérioux, 2004, p. 345). ’

Au total, c’est ainsi que nous nous trouvons devant un objet : une controverse publique au sujet de la rémunération des dirigeants. Que nous partons du constat selon lequel l’existence même de cette controverse est confuse : elle semble mettre en évidence une série d’inégalités relatives, dans le contexte d’une économie politique libérale dominante qui se fait fort, pourtant, de limiter les inégalités relatives par le jeu du marché. Et que cela nous oblige, du même coup, à ne pas entrer dans cette controverse en portant un jugement « savant » et/ou « personnel » sur les opinions défendues par les acteurs de la controverse publique, mais de considérer que la controverse est elle-même signifiante en creux du fonctionnement de la société libérale. D’où la formulation que nous avons choisie pour notre problématique :

Notes
9.

Ce qui est vrai aussi pour les États-Unis, où les dirigeants américains gagnaient, en 2006, huit fois plus par dollar de bénéfices réalisés par leur entreprise qu’en 1980. Dans un pays qui est réputé pour sa tolérance à l’encontre des inégalités sociales, c’est ainsi que 80 % des américains interrogés dans le cadre d’une enquête d’opinion organisée par le Los Angeles Times et Bloomberg ont estimé que les dirigeants des grandes sociétés cotées sont « trop payés » (Reich, 2008).

10.

C’est à la suite du célèbre travail de Sherwin Rosen sur « l’économie des superstars » (1982) que ces auteurs ont entrepris de décrire la société libérale comme une société dans laquelle les « gagnants prennent tout », ce qui débouche assez naturellement sur un creusement des inégalités…