Introduction

Dans ce travail, nous cherchons à comprendre quels sont les ressorts de la controverse publique sur la rémunération des dirigeants. Pour cela, nous disposons des « traces » que les acteurs de cette controverse ont laissé dans les médias, qui constituent le principal « lieu » où les critiques privées se cristallisent en critiques publiques contradictoires et par conséquent polémiques – soit l’espace où la rémunération des dirigeants apparaît comme un objet de controverse11. L’enjeu de la réflexion de ce premier chapitre est de présenter la manière dont nous pouvons interpréter ce corpus de textes sans y participer nous-mêmes par la sélection de termes favorables à telle ou telle thèse. Par rapport à la plupart des recherches qui sont menées sur la rémunération des dirigeants, dans la plupart desquelles la relation au réel est défendue sans prise en compte des causes et conséquences de l’agitation sociale autour de ce sujet, cela nous conduit vers une analyse en termes d’interprétation problématique.

Cette expression, que nous empruntons au philosophe Bernard Williams (2002), signifie que la prise au sérieux des critiques et justifications des acteurs de la controverse réclame que nous fassions retour sur le fonctionnement du sens commun – dont la validité a été réhabilitée dans le champ de la philosophie (Dennett, 1990) et dans celui des sciences sociales (Conein, 1990) après des années de disqualification par la sociologie dite « critique » (Boltanski, 1990a, 1990b, 2002 et 2009). En effet, dès lors que l’on considère que ce sont les acteurs saisis par la presse, et la presse elle-même, qui sont au fondement de la controverse, nous sommes renvoyés à un univers où une raison surplombante (celle du chercheur) n’est pas seule à agir, l’hypothèse de base de ce type de recherches étant que tous ces acteurs observés ont de « bonnes raisons » de dire ce qu’ils disent et/ou de faire ce qu’ils font (Quéré, 1990 ; Boudon, 1995, 1999 et 2003)12.

Pour cela, il nous faut ménager une place pour l’étude de la diversité des rationalisations qui ressortent des « controverses publiques », « disputes », « polémiques », « scandales », etc. (Boltanski et al., 2007). Notre objectif est de faire ainsi droit à la complexité de ce qu’il est plus généralement convenu d’appeler la « forme affaire », pour laquelle l’essentiel n’est pas de dévoiler les illusions dont le sens commun serait victime mais de retrouver, au contraire, le sens que les acteurs donnent à leurs actions et/ou leurs dires. La perspective adoptée est donc celle de la « sociologie de la critique ». En effet, l’idée de cette sociologie est que si l’aptitude critique n’est pas le monopole du « savant », alors il convient d’étudier les ressorts et les effets de leur compétence partagée. Cette posture est essentielle lorsqu’il s’agit de comprendre une controverse comme celle qui porte sur la rémunération des dirigeants, soit, précisément, un échange d’arguments critiques. Dans ce premier chapitre, consacré à la présentation de l’épistémologie et de la méthodologie de notre recherche, nous revenons sur ce que nous estimons être les principaux ressorts d’une « bonne » interprétation dans une telle perspective (section 1). Cette étape est essentielle pour que nous puissions, dans un second temps, justifier le « cahier des charges » que nous avons adopté pour analyser notre dossier (section 2).

Notes
11.

Ce point est crucial pour bien comprendre la logique que nous avons suivie dans ce travail : par « acteurs », nous entendons effectivement les acteurs tels qu’ils sont saisis par la presse. Soit à la fois les médias eux-mêmes, qui participent de la controverse à travers la manière dont ils se positionnent sur le dossier et rendent compte des évènements, ainsi que tous les acteurs que cette intermédiation journalistique fait du même coup apparaître : les dirigeants eux-mêmes, notamment ceux qui sont emportés dans des scandales ; le patronat et ses porte-parole ; mais aussi de nombreux politiques, de droite comme de gauche, des syndicats, des actionnaires, des leaders d’opinion, etc. Ajoutons, pour être précis, que ces acteurs interviennent même parfois dans le dossier de manière plus directe, comme lorsqu’ils ont été appelés à répondre aux questions des députés en charge de la commission d’enquête parlementaire sur la réforme sur le droit des sociétés (commission dite « Clément »), dans le cadre de laquelle la question de la rémunération des dirigeants fut abordée de manière centrale (voir le rapport d’information n° 1270, déposé à l’Assemblée Nationale le 2 Décembre 2003).

12.

Ce qui est une version simplifiée du principe de « charité interprétative », principe qui impose des contraintes à l’interprétation en recommandant de ne pas attribuer trop de croyances illogiques et irrationnelles à soi-même ou à autrui.