1.1.1. L’affaire : une forme sociale spécifique

Si les affaires ont une « longue histoire », qui court « de Socrate à Pinochet », et va même jusqu’aux Messier, Zacharias ou autre Forgeard comme nous le durant ce travail, elles ne sont devenues un objet pour les sciences sociales que tardivement (Offenstadt et Van Damme, 2007). En France, Boltanski a cherché à caractériser ce qui est néanmoins devenu un concept clé pour la sociologie contemporaine : « ce qui nous intéressait, c’était l’affaire en elle-même, son déroulement, sa forme, les constantes formelles qui semblaient se dégager en comparant des affaires en apparence très différentes » (Boltanski, 1990, p. 17). Partant du constat selon lequel : « les acteurs disposent tous de capacités critiques, et les mettent en œuvre de façon quasi-permanente dans le cours ordinaire de la vie sociale ; et cela même si leurs critiques ont des chances très inégales de modifier l’état du monde qui les entoure selon le degré de maîtrise qu’ils possèdent sur leur environnement social » (ibid., p. 54), son objectif était d’aider à fixer les conditions d’analyse d’un objet peu conventionnel, parce que « marqué du sceau de la dispute, de la contradiction et de l’incertitude » (Boltanski et Claverie, 2007, p. 404).

Avec le recul de l’histoire, on sait en effet que, loin d’être stable, une affaire peut se dérouler sur des périodes de temps plus ou moins longues, connaître des moments d’extrême intensité, mais aussi des périodes d’accalmie, etc. On sait aussi qu’une affaire peut se diffuser par-delà des frontières plus ou moins bien établies, comme celles qui séparent le « privé » du « public » (Boltanski et Thévenot, 1991). Mieux, on sait que l’objet de l’indignation peut lui-même se déplacer lorsque, comme c’est le cas dans le cadre des scandales financiers analysés par De Blic (2007), les acteurs investissent un évènement singulier comme le scandale de Panama pour en faire un évènement fondateur, c'est-à-dire représentatif d’une « forme » plus générale : ici, le « scandale financier » en tant que tel.

Or, Boltanski, et d’autres à sa suite, ont compris que ce sont là des particularités qui rendent l’objet particulièrement difficile à circonscrire dans le temps et dans l’espace :

‘« Les frontières d’une affaire ne sont pas toujours nettes. Il y a ainsi des affaires dans l’Affaire, des entremêlements complexes (…) mais aussi des dédoublements et des montées en généralité qui dépassent parfois très amplement les dénonciations de départ » (Offenstadt et Van Damme, 2007, p. 10).’

Sur la rémunération des dirigeants, c’est ainsi que depuis une vingtaine d’années en France, le débat a gagné en « visibilité » à mesure que les scandales se multipliaient, engendrant sa diffusion dans une diversité de sphères à l’intérieur desquelles des acteurs et des institutions variés cherchent à tirer profit des dynamiques sociales qu’il contribue à activer…

Ce qui permet d’expliquer également pourquoi l’affaire est considérée comme la « scène d’un procès » implicite et/ou explicite : elle est composée d’une multitude d’actions et de prises de parole qui entretiennent des liens qui ne sont pas tous – et encore moins immédiatement –« visibles », mais dont il est nécessaire de retrouver le sens selon l’acception dans laquelle nous tenons le terme d’interprétation (cf. ci-dessous). Aussi, plutôt que de « mobiliser des principes explicatifs généraux (…) tels qu’un intérêt individuel abstrait ou des causalités structurales » (Favereau et Bessy, 2005, p. 225), il s’agit alors de mettre à l’épreuve des catégories ordinaires mobilisées par les acteurs dans le cours ordinaire de leur vie sociale. En effet, comme il n’y a pas les évènements d’un côté, l’histoire de l’autre et les documents surl’histoire par ailleurs, mais un « entremêlement » plus ou moins continu des trois, il est nécessaire de retrouver ce qui relie les évènements entre eux pour faire l’histoire en fonction des documents que nous possédons13.

Au total, cela recommande de retracer les processus par lesquels émergent des arguments dans des arènes publiques et, partant, d’expliquer pourquoi certains arguments connaissent un succès illocutoire alors que d’autres s’effacent dans le mouvement plus ou moins continu des « prises de parole ». Car, comme nous aurons l’occasion de le vérifier tout au long de ce travail, on peut s’attacher à retrouver, derrière la multiplicité des arguments et la diversité des éléments que les acteurs versent au dossier, des régularités discursives qui en disent long sur la manière dont ils se représentent la problématique de la rémunération des dirigeants. C’est d’ailleurs à partir de ces régularités que nous construirons nous-mêmes une interprétation de ce qui est en jeu dans la controverse publique sur le sujet, étant entendu qu’il nous faut pour cela « suivre les acteurs » au plus près des transformations qu’ils font subir à l’histoire via leurs disputes – comme nous l’avons précisé dès l’introduction générale.

Notes
13.

Notre travail appelle ainsi à une démarche qui se veut en phase avec les effets dynamiques induits par le fait que les acteurs sociaux sont dotées de systèmes de raisons complexes, qui les font accepter et/ou rejeter ce que l’approche économique a tendance à nous présenter comme le fruit de forces plus ou moins naturelles, et donc difficilement négociables (chapitre 2).