1.1.2. Une approche compréhensive

Ici, il est question de « neutralité axiologique » (Weber, 1992), soit du fondement même d’un travail qui interdit de recomposer le réel selon les intérêts de la recherche et qui, au contraire, engage une forme de réalisme via ce principe selon lequel on ne peut saisir une réalité sociale complexe telle qu’une controverse publique comme « bon nous semble ». Pour Weber :

« il n’existe aucune incompatibilité entre ces deux aspects de la recherche [car] si l’intérêt de la connaissance – donc des réponses et des résultats de la science – dépend de l’intérêt des questions posées par le savant – et donc de l’intérêt de ces questions pour celui, le savant, le chercheur, qui les pose – la validité "objective" de ces réponses dépend quant à elle de la validité objective des méthodes mises en œuvre. » (Delmotte, 2003, p. 42).

Bien qu’elle soit irréductible aux cheminements explicatifs définis en termes de « lois », cela veut dire que notre interprétation de la controverse doit éviter le glissement continu du sens et, par extension, lui être aussi fidèle que s’il s’agissait d’interpréter un texte14.

Or, c’est là un travail délicat étant donné que la signification que les acteurs donnent à leurs actions et/ou leurs dires est (au moins) aussi difficilement saisissable que décisive dans une telle perspective. En effet, comment rendre compte du fait que les acteurs ont toujours de « bonnes raisons » de dire ce qu’ils disent et/ou de faire ce qu’ils font quand ils ne sont pas toujours, eux-mêmes, capables de les exprimer ? On le voit : affirmer que ces derniers ne sont pas de simples « automates » mais des personnes capables de déterminer leur action par le truchement d’une délibération pondérée (Descombes, 2007) et, par extension, de justifier et/ou critiquer un ordre social qu’elles contribuent par-là même à faire évoluer (Boltanski, 1990a, 1990b, 2002 et 2009 ; Boltanski et Thévenot, 1991 ; Boltanski et Chiapello, 1999), n’est pas sans poser problème : « c’est que le moi n’est pas seulement intuition, mais il est toujours et à tout moment un être qui veut, prend position, valorise et juge. Il se laisse donc seulement interpréter » (Freund, 1992, p. 47).

A sa manière, c’est ce que Freund relève dans son introduction aux « Essais sur la théorie de la science » de Weber, où il rappelle que l’observateur se voit en ce cas obligé d’opérer par décentrement compréhensif. Qualifiée d’intropathie ou d’empathie (Weber, 1992), cette phase de transposition du « il » en « je » se présente effectivement comme la seule « méthode » qui permette de faire droit aux raisons des acteurs et d’approximer ce qui n’est catégoriquement accessible qu’à la première personne (i.e. le sens que l’acteur donne à son action). Weber l’exprime dès les premières lignes d’Economies et Sociétés lorsqu’il définit la sociologie comme « une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets » (Weber, 1995, p. 28). Ce dernier ne fait même aucun doute sur le fait qu’un ordre doit être respecté : la compréhension précède logiquement toute tentative d’explication en ce sens qu’expliquer pourquoi des éléments spécifiquement humains comme une institution, une idée, un argument, etc. sont valorisées par un groupeconsiste à« montrer qu’ils font sens pour les individus appartenant au groupe en question » (Boudon, 1995, p. 251).

A de rares exceptions, cette importance du moment compréhensif a d’ailleurs été reconnue par la très grande majorité de ceux qui, de Vico à Popper en passant par Dilthey (Grange, 2003 ; Raynaud, 2003), estiment que l’objectif des sciences humaines est de « comprendre ce sens, cette signification que l’homme peut donner à ses comportements » (Delmotte, 2003, p. 43). Par exemple, chez Karl Popper, pourtant considéré comme l’une des principales figures du modèle « nomologico-déductif », il y a bien, sur ce point, reconnaissance de la spécificité des sciences sociales :

‘« Dans la perspective de [Popper], il y a à la fois unité méthodologique de toutes les sciences (…) et néanmoins spécificité des sciences sociales, spécificité fondée sur l’idée de rationalité individuelle, par laquelle les comportements doivent dans la mesure du possible être rendus compréhensibles » (Boyer, 2003, p. 115).

En somme, pour Popper, cette reconnaissance du fait social comme fait sémantique, autrement dit, action porteuse de sens (Pharo et Quéré, 1990), doit simplement permettre de formuler un corps d’hypothèses « testables », l’évidence d’une interprétation ne prouvant rien quant à sa validité (Delmotte, 2003).

En cela, l’approche de Popper fait donc écho à celle de Weber car on retrouve, chez les deux auteurs, l’idée selon laquelle on ne peut s’en tenir à une herméneutique des significations pour faire droit à la spécificité des « sciences historiques » par rapport aux « sciences de la nature »(Boyer, 2003)15. Postulant que la distinction entre ces sciences ne se laisse pas ramener à une opposition de principe entre « explication » et « compréhension » (Zaccaï-Reyners, 2003), mais au fait que le monde historique se distingue par l’existence de systèmes symboliques (comme les images religieuses du monde ou les conceptions morales), ces deux auteurs estiment, plus précisément, qu’il faut savoir combiner ces deux modes d’appréhension des objets sociaux pour être en mesure de rendre compte de la complexité de la réalité sociale16.

C’est ce que recouvre la notion wébérienne d’explication compréhensive (Weber, 1992 ; Feuerhahn, 2005), notion qui pointe le besoin de sélectionner des raisons plausibles pour expliquer comment les acteurs raisonnent et, par suite, qualifier ce qui peut être à l’œuvre dans une dynamique sociale dont la logique d’ordonnancement est problématique. En raison de son omniprésence dans le champ académique, c’est ce que nous ferons en prenant appui sur la théorie économique libérale, que nous interrogerons de manière à convoquer une trame à l'intérieur de laquelle la controverse publique sur la rémunération des dirigeants pourrait se voir « normalisé ». En d’autres termes, nous chercherons, dans cette théorie, des éléments à partir desquels ce phénomène singulier et en apparence surprenant (cf. introduction générale) deviendrait par là-même un « objet de connaissance » ; cela au moyen d’une interprétation qui se veut « pragmatique » comme nous allons le voir ci-dessous.

Notes
14.

On tombe ici sur un principe bien étudié par Umberto Eco qui, dans les travaux qu’il consacre aux « limites de l’interprétation » des textes (Eco, 1992 et 1996), convoque un principe « quasi poppérien » d’élimination des mauvaises interprétations.Contre l'attitude déconstructionniste, selon laquelle les interprétations d’un texte se valent toutes, Eco rappelle que les « limites de l’interprétation » coïncident avec les droits du texte, soit, plus précisément, que l’intention de l’œuvre (i.e. « intentio operis ») est irréductible à l’intention de l’auteur (i.e. « intentio auctoris ») aussi bien qu’à l’intention du lecteur (i.e. « intentio lectoris »). Or, cette métaphore littéraire fonctionne bien parce qu’elle permet d’introduire l’idée selon laquelle toute interprétation doit être révisée si sa validité est jugée discutable dans un cadre où la « vérité » et les « lois scientifiques » elles-mêmes sont toujours en sursis (Chauviré, 2004).

15.

De fait, si Popper passe pour être plus « radical » qu’il ne l’était en vérité, c’est parce qu’il s’est battu avec acharnement contre toute stratégie visant à immuniser les théories contre la réfutation empirique. C’est pour cette raison qu’il s’en prend au marxisme et au freudisme, coupables, selon lui, d’avoir cherché à se départir de la charge de la preuve (Popper, 1991).

16.

Deux modes auxquels on fait correspondre la distinction analytique entre « raisons » et « causes ». L’idée qui sous-tend la distinction classique entre « causes » et « raisons » est que si la raison est le déclencheur de l’action elle n’en est pas la cause pour autant (Ogien, 1995). C’est ce que relève Hunyadi en rappelant, par exemple, que si l’on parle des « raisons » d’un suicide, on évoque cependant les « causes » de la mort (Hunyadi, 2003). Bien qu’elle puisse être difficile à saisir (De Lara, 2007) et même problématique aux yeux de certains (Anscombe, 1990 ; Petit, 1990), cette distinction est donc primordiale car, si la raison constitue le lien logique de l’action à ce qui la justifie aux yeux de l’acteur, il est évident que c’est aussi pour cela que l’observation de l’action est des plus délicates : « l’action n’est jamais un "fait brut" ; elle incorpore toujours de la pensée, et c’est cela qui rend problématique sa description » (Pharo, 1990, p. 270).