1.2.1. « L’art de comprendre »

Boltanski postule que la principale césure dans les sciences sociales ne se situe pas entre des approches de type « individualiste » et des approches de type « holiste », ou entre l’économie et la sociologie, mais entre le fait de choisir ou non de doter les personnes de capacités de jugements – notamment sur le plan « éthique » (Boltanski, 2002). Pour ce dernier, il en va même d’une alternative entre des systèmes d’interprétation qui écartent les raisons des acteurs et invoquent des formes de nécessité auxquelles ces derniers n’auraient d’autre choix que de se soumettre et des systèmes d’interprétation qui, au contraire, estiment que les acteurs sont sans cesse plongées dans un travail de détermination du sens de leur action, la nécessité faisant en ce cas place à une incertitude caractéristique de l’action « en situation » (Thévenot, 1990 et 2006).

Ainsi, tandis que les premiers cherchent à mettre en lumière ce qui échappe à la conscience et à l’action volontaire d’acteurs gouvernés par leurs intérêts et/ou des formes intériorisées de comportement, les seconds se proposent de repérer et d’interpréter tout le travail qu’ils sont amenés à accomplir pour échapper à cette incertitude. Dans ce cas, parvenir à la satisfaction procuré par l’état de « croyance » transite alors par une« pratique expérimentale de la connaissance », qui consiste à mettre en résonance un ensemble de données (composées ici de faits d’observation et de ce que les acteurs nous en disent), pour être en mesure de produire unobjet de connaissance (Zask, 2004). Après le « réalisme », c’est ainsi que notre démarche engage également une forme de pragmatisme étant donné qu’un tel « objet » ne saurait être donné a priori, ce dernier supposant un ensemble de rapprochements et mises en équivalence dont la justesse n’est jamais donnée une fois pour toutes.

En effet, dans le cadre d’une controverse, les acteurs n’ont de cesse de verser des arguments au dossier, ce qui vient modifier la nature même du débat et, positivement, « fait » (au moins potentiellement) polémique. Il s’agit alors, pour le chercheur, de « défaire » cette polémique en ne la réduisant pas aux seuls arguments étant donné que c’est l’échange d’arguments qui permet de les qualifier ainsi. De ce point de vue, l’interprétation n’est donc pas la compréhension immédiate d’un sens mais la mise en rapport, toujours problématique, entre une masse d’arguments puisés dans un ensemble indéterminé de discours et des repères plus généraux, tels que ceux qui nous sont par exemple fournis par les « théories » – dans notre cas, une théorie libérale que nous mettrons du même coup à l’épreuve en la confrontant aux dires des acteurs de la controverse sur la rémunération des dirigeants.

C’est ainsi que l’on peut parler d’un « art de comprendre » (Gadamer, 1982), signe qu’il en va, avec l’interprétation, d’une activité qui ne peut échapper totalement à l’incertitude même si, comme nous l’avons rappelé ci-dessus, ce constat ne conduit pas au relativisme – cette « maladie philosophique du vingtième siècle » selon Popper. Néanmoins, nous devrons pour cela nous rendre attentifs à la manière dont les jeux d’acteurs et d’arguments se combinent à l’intérieur de notre dossier. Car si les prises de parole, les récits ou les argumentations, etc., s’organisent selon des modalités temporelles qui pèsent sur leurs interprétations et/ou leurs reprises extérieures, c’est bien parce que les acteurs de la controverse cherchent à s’assurer une certaine performativité lorsqu’ils « prennent la parole » sur un dossier comme le nôtre – un énoncé étant dit « performatif » lorsqu’il atteint les buts qu’il s’est fixé (Austin, 2002, [1962]).