1.2.2. « Prendre les acteurs au sérieux »

Étant entendu, en d’autres termes, que le besoin de cohérence n’est pas seulement dans l’œil du chercheur mais aussi dans celui des acteurs de la controverse, la « bonne interprétation » sera alors celle qui permet de rendre raison des « effets de composition » que la combinaison des jeux d’acteurs et d’arguments contribue à engendrer au cœur du dossier. Dès lors, c’est uniquement en se plongeant au cœur de la complexité de celui-ci, et en se sentant concerné par ce qui s’y joue, qu’il nous sera possible de retrouver ce qu’il y a de commun dans toutes les actions et des prises de parole qui contribuent à faire du dossier ce qu’il est. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les travaux de Chateaureaynaud (2003), dont nous avons pu suivre le séminaire consacré à la « socio-informatique » et pour lequel il s’agit,par là-même, « de suivre et de restituer les faits, les paroles, les convergences et les divergences, sans les trahir, c'est-à-dire les recomposer selon nos propres intérêts. » (Chateauraynaud, 2003, p. 163).

« Prendre les acteurs au sérieux », accepter de les suivre dans leurs argumentations et leurs raisonnements, telle est effectivement l’idée générale autour de laquelle ce dernier a cherché à construire une méthodologie spécialement dédiée à l’analyse des controverses publiques, dont l’un des principaux enjeux est d’éviter de rompre avec le rôle des acteurs de ces controverses (cf. section 2). Car il faut préciser que « prendre au sérieux le dire des acteurs », ce n’est pas se soumettre naïvement à de simples « contenus », mais tenter de surmonter le dilemme classique en théorie de l’argumentation entre une position dite « internaliste », qui consiste à donner la priorité à l’étude des arguments, et une position dite « externaliste », qui consiste à donner la priorité aux jeux d’acteurs (Chateauraynaud, 2004a) – ce qui se joue à l’intérieur d’une affaire se situant toujours dans la rencontre entre les ressorts fournis par la langue et les stratégies utilisées par les acteurs pour peser sur le dossier17.

Il s’agit alors de se « figurer un fonctionnement » (Dennett, 1990) entre un ensemble de données dont la signification n’est pas stable et d’entrer, avec les acteurs de la controverse, dans un protocole coopératif et de suspendre la critique distanciée ou la prise de connaissance distraite, deux attitudes qui s’imposent facilement dans l’expérience ordinaire et que l’on retrouve parfois dans les milieux académiques » (Chateauraynaud, 2003, p. 162). Aussi, plutôt que d’appliquer des routines « aveugles » de traitement des données, qu’elles soient statistiques, sémantiques ou autres, cela recommande de mettre en place en place une méthode qui puisse faire droit aux spécificités de la forme affaire18 – lesquelles sont donc liées au fait qu’elle connaît de nombreuses « mises en variation » : « de nouveaux acteurs surgissent, de nouveaux arguments sont brandis, des débats publics et des décisions urgentes s’imposent, des objets jusqu’alors inaperçus ou négligés occupent le centre de l’actualité, ou les rapports d’experts » (Chateauraynaud, 2003, p. 112).

Dans l’orientation pragmatique que nous avons choisie, l’analyse d’une controverse, qui se présente comme un « faisceau d’argumentations » plus ou moins facile à circonscrire, revient alors à traiter les textes et les discours des acteurs comme des dispositifs d’expression tournés vers l’action – et cela même si cette action ne produit ses effets que sur d’autres textes. Plus exactement, l’idée est de traiter les textes et discours des acteurs comme des dispositifs qui présentent un potentiel de transformation des règles du jeu des arguments possibles et, par suite, des pratiques sociales elles-mêmes – étant entendu que les représentations des acteurs « agissent ». Ci-dessous, nous revenons sur la méthode que nous avons adoptée pour accroître l’intelligibilité de la controverse publique sur la rémunération des dirigeants dans cette visée, où il va nous falloir appréhender un ensemble de discours plus ou moins hétérogènes mais reliés par des correspondances qu’il s’agit par conséquent d’éclairer.

Notes
17.

Ce qui revient à dire que l’objectivité du langage ne définit pas une sorte de sujet collectif englobant qui ordonnerait les initiatives de ses composantes individuelles (ce qui serait incompatible avec la puissance d’action que nous reconnaissons aux personnes), soit que langue apprise ne limite ni l’expression ni la formation d’opinions, et ce d’autant moins lorsque des questions de justice sociale sont en jeu.

18.

Ce qui est d’autant plus important dans les sciences économiques et de gestion que le « fétichisme » de la méthode statistique qui y règne – et qui est particulièrement visible dans la recherche sur la rémunération des dirigeants (Carlon, Downs et Wert-Gray, 2006) – n’est pas le gage d’une analyse « objective », non plus une parfaite garantie sur le plan méthodique.