2.1.1. Présentation du corpus : constitution d’une base de données

S’il est une difficulté centrale qui se pose pour l’analyse d’une controverse publique comme celle qui nous intéresse dans le cadre de ce travail, c’est bien celui du choix des données. En effet, sur quoi travailler quand on fait l’hypothèse qu’en la matière, la moindre des « prises de parole » produit quelque chose sur le dossier, y introduisant une « différence » qui peut être importante, y compris lorsqu’il en va de la simple répétition de ce qui a déjà été dit ? Peut-on tout lire ? Doit-on seulement le faire ? Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre étant donnée l’obligation dans laquelle on se trouve de devoir apprécier l’utilité, pour la pertinence de l’analyse, d’un tas de documents extrêmement hétérogènes et extraits d’une masse potentiellement infinie.

Ces difficultés sont d’autant plus grandes que l’avènement des technologies comme l’Internet a provoqué un accroissement des discours qui n’a pas de précédent dans l’histoire. Comment créer un corpus de textes « représentatif » dans un tel contexte ? Le problème est de taille car se pose alors un dilemme entre la recherche d’une (impossible) exhaustivité et la sélection (indispensable) de la matière documentaire à analyser. En somme, on doit reconnaître qu’on n’y échappe pas :

‘« La composition des corpus, comme le reste, est une affaire de bonne interprétation (…) Il ne s’agit pas d’entrer tous les documents disponibles et imaginables, mais de pouvoir engendrer les bons espaces de variations, d’éprouver le maximum de variantes et de possibilités permettant d’établir le niveau de généralité des contraintes ou des propensions étudiées. Concrètement, cela exige d’être attentif à la manière dont les différents acteurs, et les dispositifs d’expression qu’ils utilisent, peuvent intervenir sur les transformations d’un dossier » (Chateauraynaud, 2003, p. 316). ’

Aussi, pour répondre à un tel dilemme, nous avons choisi de constituer une base de données nécessairement non-exhaustive mais suffisamment large pour :

  1. Couvrir l’ensemble de la période sur laquelle la controverse publique s’est déroulée, soit, en France, de septembre 1989 à décembre 2008.
  2. Travailler sur une diversité de supports suffisamment large pour qu’une multiplicité d’arguments puisse être entendue.
  3. Comprendre les ressorts de l’acceptation (ou au contraire du rejet) de telle ou telle pratique de rémunération des dirigeants et, par voie de conséquence, le sens de la controverse sur le sujet.

Sur le premier point, nous cherchions à couvrir la période qui s’étend du scandale lié aux révélations sur le salaire de Jacques Calvet par le Canard Enchaîné, jusqu’à décembre 2008, qui faisait suite aux recommandations faites par le Medef et l’Afep pour « guider l’action » des comités de rémunération en matière de rémunération des dirigeants (06/10/2008). L’objectif était de faire ainsi prise avec l’histoire de cette controverse depuis ses premiers soubresauts jusqu’aux évènements les plus récents – ce qui n’est évidemment pas le meilleur terme dans la mesure où la controverse n’a pas subitement pris fin à cette date, notamment en raison d’une crise qui a contribué à relancer le débat durant les deux dernières années. Pour cela, nous avons récolté 1 041 documents sur cette période, dont la distribution montre que la rémunération des dirigeants n’a d’ailleurs suscité de véritable surenchère verbale qu’à partir de 2003 – conséquences du scandale « Messier » (juillet 2002) et de la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur la réforme du droit des sociétés qui fit de la rémunération des dirigeants le cœur de ses investigations (commission dite « Clément », du nom de Pascal Clément qui en était le président).

Graphique 2 - Distribution temporelle des textes de notre corpus (de septembre 1989 à décembre 2008, pour un total de 1 041 textes)
Graphique 2 - Distribution temporelle des textes de notre corpus (de septembre 1989 à décembre 2008, pour un total de 1 041 textes)

Sur la nature de ces documents, ce qui nous renvoie au second point, nous avons choisi de privilégier les textes de la presse écrite tout en intégrant les documents du dossier que nous avons jugés incontournables à sa compréhension : procès-verbaux des auditions menées sur le sujet de la rémunération des dirigeants durant la « commission Clément », recommandations faites par les instances patronales sur le sujet dans le cadre de leurs réflexions sur la « bonne gouvernance », documentations de consultation de la commission européenne pour établir un « régime approprié de rémunération des dirigeants ». La raison de ce choix tient au fait que cette association de séries médiatiques de la presse écrite et de documents indispensables du dossier permettait précisément, à nos yeux, d’engendrer les « bons espaces de variations » pour être aux « prises » avec la controverse publique sur la rémunération des dirigeants.

Tableau 2 - Sources utilisées pour la constitution de notre corpus
Tableau 2 - Sources utilisées pour la constitution de notre corpus

Sur la période étudiée, l’idée, plus précisément, était de se doter ainsi d’un corpus de textes qui permette de jouer en même temps le conflit et l’unité via l’intermédiation journalistique. Le conflit des points de vue entre des journaux dont la ligne éditoriale n’est implicitement – voire explicitement – pas la même ; ce qui est évidemment crucial quand on s’intéresse à un objet qui renvoie à l’univers de la dispute. L’unité en tant que « scène », la presse écrite demeurant, malgré l’avènement de l’Internet, l’un des principaux lieus où ces conflits se donnent à saisir. C’est ainsi que nous avons récolté, parmi les titres les plus lus de la presse quotidienne nationale (Le Monde, Le Figaro, Libération, La Croix, L’Humanité), de la presse régionale (Ouest France, Le Progrès, Sud Ouest) ou, encore, de la presse économique (Les Echos, La Tribune, La Vie Financière, etc.) et des dépêches des agences de presse (AFP, Reuter, NewsPress), un ensemble de textes qui font « système » autant par leurs différences que leurs similitudes (cf. ci-dessous), l’enjeu, pour nous, étant de réussir à montrer quels sont les liens qui les unissent et en quoi ils nous « parlent » des sociétés libérales.

Car il est important de rappeler, et cela nous renvoie au troisième point, que le principe est de se fonder sur le dire des théoriciens libéraux pour interpréter ce corpus de textes de « seconde main » et comprendre ce que la controverse publique sur la rémunération des dirigeants révèle sur la nature et le fonctionnement des sociétés libérales (cf. introduction générale). De ce point de vue, l’objectif n’est donc pas tellement d’établir une cartographie des positions prises par les acteurs de cette controverse, mais plutôt de puiser, dans ce que la presse écrite en rapporte, des « correspondances » pouvant être signifiantes eu égard à la manière dont les théoriciens libéraux appréhendent la question de la rémunération des dirigeants. Manière de dire que, davantage que des « causalités », comme celles à partir desquelles on pourrait par exemple tenter d’expliquer l’avènement de la controverse en les mettant en rapport avec les « transformations du capitalisme », ce sont encore une fois les « enjeux » que cette dernière revêt pour notre compréhension de la société libérale qui nous intéresse au premier chef.