2.1.2. Trois règles de méthode selon Chateauraynaud (2003)

C’est ainsi que le corpus de textes que nous avons récoltés devient le terreau d’une « mise en intrigue » d’un ensemble de discours qui entretiennent des liens souvent imperceptibles mais dont il s’agit de retrouver la trace et le sens. Pour ce faire, nous empruntons de nouveau aux travaux du Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive 19 et, notamment, à l’ouvrage que Chateauraynaud a consacré à cette nouvelle manière d’aborder l’analyse des affaires dont il est l’un des promoteurs : la « socio-informatique ». Cette discipline est née du constat selon lequel il devenait nécessaire de rééquiper le laboratoire social pour faire face à la multiplication des formes d’expression et de délibération qui sont en œuvre dans les sociétés contemporaines depuis l’avènement de l’Internet – qui a bouleversé les modalités de l’enquête sociologique. Dans l’objectif de rendre possibles des comparaisons et des analyses à partir de matériaux complexes et hétérogènes, Chateauraynaud définit ainsi trois règles de méthode (Chateauraynaud, 2003, p. 190) :

  1. « Prendre au sérieux les formes explicites des discours », autrement dit, respecter le dire des acteurs comme fournissant les repères explicites du dossier.
  2. « Donner une place de choix aux effets de rassemblement ou de collections de textes », autrement dit, à la manière dont les textes s’agencent les uns et les autres pour faire apparaître des régularités discursives
  3. « Saisir le point de vue du lecteur ou del’auditeur », autrement dit, « contextualiser » la production et la réception des textes par les acteurs pour mieux saisir leur sens

L’objectif de ces trois règles, qui ont pour principale fonction de garantir le respect du « dire » des acteurs (règle n° 1), est d’asseoir la recherche sur une démarche analytique qui permette d’appréhender la manière dont l’affaire se structure et se déroule concrètement. C’est pour cela que l’analyse se fait en langage naturel, l’objectif étant de retrouver pourquoi (règle n° 3), dans les disputes qui les opposent, les acteurs de la controverse emploient tel ou tel type d’arguments, engendrant une variabilité de configurations discursives dont il est nécessaire de rendre compte eu égard à l’acception dans laquelle nous tenons le travail interprétatif (règle n° 2).

Estimant qu’il n’y a pas lieu de séparer ce qui ne peut l’être dans le monde vécu des acteurs, les choses dites et la façon de les dire étant inséparable d’un « contexte », il est par là-même question de repérer, dans le dédale des prises de parole, « les connexions, les rencontres, les appuis, les blocages, les jeux de force, les stratégies, etc. qui ont à un moment donné, formé ce qui ensuite va fonctionner comme évidence, universalité, nécessité » (Foucault, cité par Gomez, 1996, p. 185). C’est ainsi, par exemple, que nous tenterons d’extraire de notre corpus des indices qui puissent nous permettre d’apprécier dans quelle mesure la controverse étudiée dans ce travail met en question l’idéologie libérale dominante autour de laquelle nos sociétés « modernes » se structurent ; ce que nous ferons à travers un jeu d’hypothèses portant sur la manière dont s’articule le discours théorique et le discours des acteurs.

Dans ce cadre, la « relation herméneutique » a donc une importance cruciale. D’une part, parce qu’il serait naïf de penser lui échapper étant donné qu’elle relève de « l’expérience totale que l’homme fait du monde » (Gadamer, 1982). D’autre part, et surtout, parce que c’est à partir d’elle que se met en place tout le travail d’enquête à partir duquel on tentera de proposer quelque chose comme une résolution, soit une interprétation de ce que la controverse sur la rémunération des dirigeants signifie pour les sociétés libérales. Aussi, pour cela, il va nous falloir assumer une « double contrainte » : être suffisamment flexible pour ne pas tomber dans un formalisme de rigueur et suffisamment « économe » pour ne pas se laisser tenter par la « dérive hermétique » dont parle Umberto Eco (Eco, 1992).

En effet, une gestion « économique » de la recherche recommande d’organiser la procédure de manière à pouvoir l’arrêter, l’interprétation d’un « dossier complexe » comme le nôtre ne pouvant rebondir indéfiniment – même si l’analyse du discours des acteurs tel que saisi par la presse ne manquera pas de créer un « flot chaotique de suggestions » (Chauviré, 2005, p. 393). Ci-dessous, nous revenons sur la logique que nous avons suivie pour tenter de trouver ce « bon moyen terme » dont parle Eco (1992, p. 259), notamment afin de montrer que cela passait par la création d’un « modèle de communication » entre nous et notre corpusvial’utilisation du logiciel Prospéro – « technologie littéraire » qui a tout entière été pensée, par ses concepteurs, dans l’objectif de faciliter l’analyse des objets complexes tels que celui que nous nous sommes donnés dans ce travail (pour une présentation : Chateauraynaud, 2002 et 2003).

Notes
19.

Unité de l’EHESS, le « GSPR » est spécialisé dans l’analyse des grandes controverses publiques ainsi que dans le développement de nouvelles technologies d'analyse pour les sciences humaines. Sur son site, il définit comme suit les objectifs qu’il poursuit : « Si le GSPR se place résolument dans le cadre de la sociologie, via des travaux et des séminaires de facture classique, ce dispositif de recherche repose sur un partenariat durable avec l'association Doxa (loi 1901) qui développe, depuis de nombreuses années, des instruments de recherche inédits pour les sciences sociales. La double orientation des travaux du Groupe entend répondre aux nouvelles contraintes posées aux chercheurs par les fonctionnements en réseaux et l'avènement supposé d'une "société de l'information" concrétisée par Internet. Loin d'entretenir l'opposition entre des "technophiles" et des "technophobe", il s'agit de penser autrement les médiations conceptuelles et méthodologiques nécessaires à la description et l'analyse des formes de mobilisation, de débat et d'expression publique qui marquent les transformations en cours des sociétés contemporaines. Le déploiement de l'action collective, et notamment de la critique, via les réseaux d'information et de communication, change les modalités de l'enquête sociologique, obligeant les chercheurs à inventer de nouvelles technologies littéraires ». Voir : http://gspr.ehess.free.fr/