2.2.1. Une méthodologie « prospérienne »

Dans une société de l’information qui oblige à penser autrement les médiations conceptuelles et méthodologiques nécessaires à la description et, partant, à l’analyse des formes de débat et d’expression publique qui marquent les transformations en cours à l’intérieur de cette société, la réflexion autour des instruments de recherche a pris un caractère d’urgence dans le champ des sciences sociales. C’est pour faire face à une possible « crise de la méthodologie » que Chateauraynaud et ses associés ont donc entrepris, quelques années en arrière, la création d’un logiciel permettant de lier « l’analyse des récits et des arguments à celle des transformations historiques à l’œuvre dans des controverses, des affaires ou des crises » (Chateauraynaud, 2003, p. 22). Leur objectif était de pouvoir ainsi composer avec la « prolifération des prises de parole » à laquelle nous sommes désormais confrontés via la conception d’un instrument permettant à l’utilisateur-interprète d’élaborer ses « prises » à partir des espaces de variation fournis par les textes eux-mêmes.

Le produit de leurs recherches est le logiciel Prospéro, avec lequel nous avons choisi de travailler étant donné qu’il se présente, en cela, comme « le témoin, ou le garant, de multiples voies d’accès à l’objectivité et non le générateur autonome de l’objectivité elle-même » (ibid, p. 23). Véritable « accélérateur d’interprétations », pour emprunter l’une de ses nombreuses appellations20, ce logiciel, en effet, présente la particularité de laisser l’utilisateur entièrement libre de développer ses stratégies interprétatives pour rendre intelligibles les structures de son corpus et les évolutions qui y sont à l’œuvre. Contrairement à d’autres instruments, qui n’offrent pas une telle flexibilité – nous pensons notamment à tout ce qui ressort du traitement statistique des données textuelles, comme l’analyse factorielle des correspondances – c’est ainsi que Prospero se présentait davantage, pour nous, comme un « partenaire » avec lequel il était possible d’échanger pour suivre les acteurs dans leurs cheminements discursifs plutôt que comme un simple « logiciel ».

Ce modèle de communication au fondement de notre méthodologie de recherche est résumé dans le schéma ci-dessous, duquel il ressort qu’il n’est par là-même jamais question de sous-traiter la moindre partie du travail interprétatif mais, au contraire, de l’assumer jusque dans le rapport que nous pouvons entretenir avec la machine – qu’il s’agit de plier pour « renforcer les prises de l’interprète et (…) accroître son potentiel de connaissance et de conviction » (Chateauraynaud, 2003, p. 25). En effet, au travers de ce schéma, on voit plus précisément que l’objectif n’est pas d’opposer un traitement « manuel » et un traitement « automatique » du corpus, mais de les faire évoluer de concert afin de pouvoir utiliser le logiciel comme dans un « prolongement de la pensée » ; soit à partir d’une grille d’analyse que nous avons-nous-mêmes élaborée et mise en œuvre.

Schéma 2 - Représentation schématique des fondements de la méthode
Schéma 2 - Représentation schématique des fondements de la méthode

Dans ce modèle, la relation R0, qui renvoie à la « relation herméneutique classique », a donc une importance primordiale comme nous l’avons rappelé ci-dessus. Car c’est elle qui donne sens à la création de cette « autre scène » sur laquelle sont rendues visibles les propriétés des textes et les catégories d’analyse ; « transparence » qui permet d’assurer comme un « jeu de miroir » entre nos critères d’interprétation et des classes d’objets que nous avons créés afin de pouvoir effectuer des opérations qui seraient impossibles sans aucune instrumentation.

Soit, plus précisément :

1) Des structures textuelles, qui renvoient à un ensemble de descripteurs tels que le nom et le statut des auteurs, la date de publication, le type de support ou, encore, son titre, soit autant de renseignements précieux lorsque l’on cherche à saisir la logique de fonctionnement d’une masse de discours divers et hétérogènes.

En effet, tenant pour incontournable l’idée qu’un texte est marqué par les intentions de son auteur et le contexte d’énonciation – et même si nous avons peu utilisé ces « fonctions », si ce n’est pour la date et le type de support –, on peut alors s’essayer à retrouver tout ce qui, dans l’histoire des locuteurs, dans leur environnement, etc., participe du sens qu’ils donnent à leurs discours. Ainsi, connaître l’auteur d’un discours, ce peut être, par exemple, commencer à le situer dans un espace de positions via tout ce que l’on sait de lui, de ses prises de position passées à ses engagements présents, en passant par ses appartenances, qu’elles soient de nature politique ou autre. De même, peut-on analyser la manière dont certaines configurations discursives se font et/ou se défont dans le temps ou bien la manière dont elles se structurent selon qui est train de parler, etc., ces « références externes » se présentant alors comme un complément analytique pouvant faciliter l’interprétation du corpus.

2) Un cadre d’analyse, qui renvoie à un « langage-pivot » créé à partir de la langue des acteurs de la controverse dans l’objectif d’affronter« la diversité des structures discursives et les rendre quelque peu calculables, au sens logique autant que statistique » (Chateauraynaud, 2003, p. 206).

Ainsi en va-t-il des « concepts » que nous avons construits durant l’analyse afin de suivre les acteurs dans leurs cheminements discursifs tout en assurant une certaine clarté et stabilité de nos procédures interprétatives (cf. ci-dessous). Partant du principe que les différences introduites dans les textes ne sont intéressantes qu’à partir du moment où elles participent de la « symbolique des choses dites », la construction des concepts répond plus précisément de l’idée selon laquelle il doit être possible d’opérer des rapprochements que les acteurs de la controverse feraient naturellement dans l’infinie variété des formes discursives. De ce point de vue, ces concepts ont donc pour fonction d’aider à décrire les transformations subies par le dossier en « rangeant » sous les mêmes rubriques un ensemble de variations perçues dans le langage des acteurs eux-mêmes, l’objectif étant de coller ainsi au plus près des unités de signification qu’ils produisent eux-mêmes.

Notes
20.

On relève entre autres les suivantes : « générateur de mémoire réflexive », « atelier portable d’architecture pragmatique », « ouvre-boîte-noire », « outil de codage flexible », etc. (Chateauraynaud, 2003).