2.2.2. Le jeu des concepts

C’est dans cet esprit que nous avons mobilisé deux types de concepts : les êtres-fictifs et les catégories d’entités, les premiers en tant qu’entités formés de plusieurs représentants d’un même « acteur » (qu’il soit physique ou non), les secondes en tant que noyaux lexicaux qui permettent de caractériser la propension argumentative d’un texte ou d’un ensemble de textes. Ainsi, avec les êtres-fictifs, l’objectif est de rassembler des désignations a priori disparates sous une même structure mais qui, pour le sens commun, font référence à un seul et même « actant ». L’exemple pris par Chateauraynaud pour éclairer ce principe qui préside à la constitution des êtres-fictifs est le suivant : « si l’on néglige le fait que "François Mitterrand", "tonton" et "le président de la République" renvoient, au moins pour une période donnée et sur un certain dossier, au même personnage de base, on prend le risque de passer à côté de multiples recoupements que feraient spontanément des lecteurs ou des auditeurs dotés de leur sens commun » (Chateauraynaud, 2003, p. 247).

En d’autres termes, tout l’enjeu est de dire que l’on peut gagner à travailler au plus près du sens commun lui-même, notamment parce que tout locuteur « normal » est capable de faire des rapprochements entre des désignations a priori hétérogènes mais qui désignent la même entité. Concernant notre dossier, c’est ainsi que des expressions comme « parachutes dorés », « golden parachutes », « parachutes en or », « indemnités de départ », « primes de départ », expressions qui doivent être fixées au préalable, ont été regroupées sous un seul et même concept (« PARACHUTES-DORÉS @ 21 »), cela afin que les requêtes informatiques que nous avons utilisées dans le cadre de l’enquête soient par-là même enrichies des apports du « sens commun » – la création des êtres-fictifs, comme des catégories d’entités dont nous allons parler ci-dessous, étant d’autant plus souhaitable qu’il n’enferme pas l’interprète dans des métrologies fixes22.

Tableau 20 - Les principaux représentants de l’être-fictif PARACHUTES-DORÉS@
Tableau 20 - Les principaux représentants de l’être-fictif PARACHUTES-DORÉS@

Les décisions prises en matière de création de concepts dépendent simplement des appréciations de l’interprète, dont la mission est de « fixer les bons jeux de références et d’attribution nécessaires à l’analyse du dossier » (Chateauraynaud, 2003, p. 246), soit de créer les concepts dont il a besoin pour répondre aux questions qu’il se pose. En d’autres termes, tout dépend des objectifs de la recherche, ce travail de conceptualisation renvoyant à un choix de représentation lié aux hypothèses que développe l’interprète (Chateauraynaud et Torny, 1999). Tout cela pour dire que les concepts créés sont donc, par définition, sujets à discussion, toujours à la fois « problèmes » et « solutions », la création d’un micro-espace de variation autour d’un même personnage pouvant apparaître utile et pertinent dans un cas et parfaitement accessoire dans un autre. C’est là le revers du fait qu’en matière de construction des concepts, il n’est pas question de créer des classes d’objets qui soient uniquement faciles à manier, mais également d’opérer des regroupements devant permettre à l’interprétation de gagner en cohérence ce qu’elle perd, du moins en théorie, à ne pas considérer tous les détails du corpus (le retour aux textes et à la langue des acteurs étant toujours possible, cf. ci-dessous).

Encadré 2 - Les êtres-fictifs utilisés dans l’analyse
Encadré 2 - Les êtres-fictifs utilisés dans l’analyse

Cette dernière remarque est des plus cruciales en ce qui concerne les « catégories d’entités », concept regroupant des entités qui, sans être interchangeables, entrent dans des rapports de connotation qui tendent à produire des univers de discours cohérent. Requérant une plus forte dose de réflexivité de la part du chercheur, l’idée sous-jacente à la construction des catégories d’entités est qu’un texte et/ou un ensemble de textes s’organise selon un certain nombre de dispositifs rhétoriques ou argumentatifs qui, pour être singuliers (en raison d’un agencement spécifique à chaque texte), peuvent néanmoins produire des effets de composition avec l’ensemble du corpus, marquant ainsi la production du sens selon qu’ils font apparaître des ressemblances ou des différences avec d’autres textes, consolident certains de leurs traits ou bien, au contraire, introduisent des ruptures par rapport à ceux-ci, etc.

En d’autres termes, on sait que certains éléments participent d’un même « régime discursif » (Foucault, 1971), soit que des mots ont naturellement tendance à en appeler ou à en suggérer d’autres et qu’il peut être intéressant, par conséquent, de les regrouper afin de mieux apprécier la coloration des textes du corpus. C’est le cas, par exemple, de mots tels que « controverse », « polémique », « scandale », « litige », « tension », etc. qui renvoient à un régime de discours de la dispute et de la mésentente que l’on retrouve dans la plupart des « affaires » – nommé « CONTROVERSES ET POLÉMIQUES  ». C’est également le cas de mots tels que « pression », « critique », « contestation », « opposition », « révolte », « fronde », « grogne », ou, encore, « révolution », etc. qui renvoient à un régime de discours des « MODES DE PROTESTATION », comme « privilégiés », « démagogie », « hypocrisie », etc. renvoient pour leur part à celui des « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » – qui constitue un autre repère « classique » en la matière.

Tableau 3 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « CONTROVERSES ET POLÉMIQUES » et leur nombre (n) d’apparition dans le corpus (10 premiers représentants)
Tableau 3 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « CONTROVERSES ET POLÉMIQUES » et leur nombre (n) d’apparition dans le corpus (10 premiers représentants)
Tableau 4 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « MODES DE PROTESTATION » (10 premiers représentants)
Tableau 4 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « MODES DE PROTESTATION » (10 premiers représentants)
Tableau 5 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » (10 premiers représentants)
Tableau 5 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » (10 premiers représentants)

En compagnie des êtres-fictifs, c’est ainsi que les catégories d’entités se présentent comme un outil précieux pour la finesse de l’analyse, soit comme un outil devant permettre d’apprécier un peu mieux comment les acteurs font prise avec la rémunération des dirigeants. C’est du moins dans cet « esprit » que nous avons créé un ensemble de catégories d’entités sur la base desquelles nous avons ensuite mené l’analyse de la controverse publique sur le sujet (cf. encadré 3).

Encadré 3 - Les catégories d’entités utilisées dans l’analyse
Encadré 3 - Les catégories d’entités utilisées dans l’analyse

Ainsi, que ce soit dans l’objectif de décrire comment un thème et/ou un personnage sont mobilisés dans le corpus, de comparer les listes d’objets que les textes (ou un ensemble de textes) mettent en scène voire, encore, d’observer comment le discours des acteurs évolue au cours du temps, etc., il s’agissait par là-même de construire, au contact de la langue des acteurs de la controverse, un « formalisme intermédiaire » rendant possible des rapprochements entre des textes et des énoncés au sujet desquels n’importe quel système informatique ne peut, avec ses seules ressources, qu’exhiber des liaisons ou des non-liaisons (Chateauraynaud, 2003).

Notes
21.

C’est par « convention », et pour rendre la lecture du document plus facile, que les êtres-fictifs et les catégories d’entités sont ainsi désignés : en majuscule, taille 10, gras ; les êtres-fictifs étant assortis d’un « @ » afin de les distinguer.

22.

Au sens où l’utilisateur peut toujours, et à n’importe quel moment, modifier les concepts qu’il utilise pour affiner sa recherche en fonction des objectifs qu’il se donne.