Introduction

Initiée dans les années 1920 aux États-Unis, dans le cadre d’une réflexion sur le phénomène de l’entreprise « institutionnelle » (Taussig et Barker, 1925 ; Berle et Means, 1932), soit l’entreprise gouvernée par les experts du management issus des « business schools », la recherche sur la rémunération des dirigeants est restée marginale jusque dans les années 198024. À partir de cette période, qui voit l’émergence d’un capitalisme « actionnarial » et/ou « financier » orienté vers la satisfaction supposée de l’intérêt des actionnaires (Gomez, 2001 ; Aglietta et Rébérioux, 2004 ; Gomez et Korine, 2009), cette question commence néanmoins à susciter un intérêt croissant chez de nombreux observateurs, notamment en raison de sa valeur symbolique (Zajac et Westphal, 1994 et 1995 ; Magnan et al., 2000). C’est ainsi que les publications académiques sur le sujet se mettent à traverser des champs qui vont du management à la psychologie, en passant par la finance, l’économie, la comptabilité ou, encore, le droit (pour une revue assez récente de cette littérature : Devers et al., 2007).

Aussi, avec le recul, on peut s’étonner qu’une telle prolifération de travaux académiques n’ait pu empêcher l’émergence de la controverse publique sur la rémunération des dirigeants et/ou qu’elle n’ait produit aucun effet de stabilisation visible sur celle-ci. Ne serait-il pas « normal » que la production de connaissances scientifiques participe d’un apaisement du débat public sur le sujet, offrant aux acteurs une meilleure compréhension des logiques qui sont à l’œuvre en matière de rémunération des dirigeants ? L’étonnement se fait d’autant plus grand qu’un modèle théorique domine toute cette littérature sur la rémunération des dirigeants : le modèle économique libéral, aussi qualifié de modèle contractualiste étant donné la place centrale qu’y joue la notion de contrat (Gomez, 1996). Comment réfléchir cette apparente contradiction ? Les acteurs de la controverse seraient-ils ignorants de ce modèle et les polémiques, au final, le produit de leur inculture économique25 ?

L’objet de ce chapitre est de « tester » cette première hypothèse de travail en examinant les liens entre le modèle économique libéral et le modèle implicite auquel se réfèrent les acteurs de la controverse publique sur la rémunération des dirigeants. Plus précisément, l’idée est de confronter l’épure de ce modèle aux agencements performatifs qu’utilisent les acteurs de la controverse, cela afin d’apprécier quelles sont les correspondances entre ces deux niveaux. Nous commençons par travailler sur les fondements de l’analyse économique libérale de la rémunération des dirigeants, qui exprime l’idéologie dominante d’un point de vue théorique (section 1). Cette première étape est nécessaire pour que nous puissions présenter la « solution libérale » au problème posé par l’opportunisme supposé du dirigeant ; solution qui dessine une logique de justification au sein de laquelle le marché joue le rôle d’un véritable Léviathan (section 2). Nous nous intéressons, enfin, aux discours des acteurs de la controverse publique pour savoir à quelle(s) logique(s) ils font référence et, par conséquent, si l’existence de cette controverse est due à leur inculture vis-à-vis du modèle économique libéral (section 3).

Notes
24.

On relève quelques exceptions, à l’instar des contributions de Patton (1951) et de Simon (1957).

25.

On peut sans doute penser que cette hypothèse est difficilement compatible avec la « compétence » que nous estimons être celle des acteurs de la controverse (chapitre 1). Nous estimons, cependant, qu’il n’en est rien étant donné que les acteurs peuvent très bien formuler des jugements critiques sans pour autant se référer à la logique libérale.