1.1.1. Regard sur l’anthropologie libérale

Dans la théorie économique standard, les individus sont pensés comme des entités autonomes qui réagissent à leur environnement en se conformant aux règles du calcul marginaliste, expression supposée d’une forme fine de rationalité. C’est le monde construit par l’homo oeconomicus, au sein duquel les individus se conduisent de manière logico-expérimentale, soit à travers une suite d’expérimentations et de tâtonnements qui répondent d’un principe de « maximisation sous contraintes » des ressources limitées dont ils disposent. Qu’ils soient dans la position de « consommateur » ou de « producteur » n’a pas grande importance dans une telle perspective, les individus étant appelés, quelle que soit leur situation, à agir dans la visée fondamentalement économique de maximisation de leur bien-être – entendu comme l’utilité qu’ils retirent de leurs choix de consommation et/ou de production.

C’est là une « vision », au sens que revêt ce terme chez Schumpeter (1983, [1954]), que les théoriciens néoclassiques ont en partage avec la très grande majorité des pères fondateurs de la discipline économique26. Ces derniers, en effet, ont toujours représenté les individus comme des êtres souverains, c'est-à-dire capables de fixer leurs échelles de préférences sans jamais subir d’autres influences que celles de leurs propres désirs – qui se traduisent en ce cas par de simples besoins (De Radkowski, 2002, [1980]). Ainsi trouve-t-on, par exemple, les prémisses de ce préjugé chez des auteurs comme Mandeville, Helvétius ou Bentham qui, chacun à leur manière, ont contribué à façonner cette figure mythique de la pensée libérale qu’est « l’homme économique » (Laval, 2007).

Aussi, bien qu’elle ait été critiquée pour son « irréalisme » (Arrow, 1987), cette vision se retrouve dans la conception que les théoriciens du modèle économique libéral se font de la « nature humaine ». Car même si l’individu se présente parfois, à leurs yeux, sous les habits de l’homo contractor (Williamson, 1985), il apparaît encore dans leurs travaux comme un modèle d’égocentrisme, l’optimisation de l’intérêt privé (y compris dans la contractualisation) étant le principal moteur de son comportement. C’est ce que certains théoriciens de l’agence parmi les plus influents ont formalisé sous la forme du REMM27 : Resourceful Evaluative Maximizing Model (Jensen, 1994 ; Jensen et Meckling, 1994), modèle qui considère que l’altruisme, l’honnêteté ou l’honneur sont compatibles avec la « nature de l’homme », mais que c’est effectivement l’intérêt bien calculé qui constitue le motif d’action le plus puissant pour des individus libres de choisir les fins qu’ils se donnent28.

Reprenant à leur compte l’un des principaux leitmotive de l’idéologie libérale, les théoriciens du modèle économique libéral sont du même coup appelés à redécouvrir combien il peut être difficile d’assurer la stabilité de l’ordre social dans un tel univers. C’est même ce qui fait le véritable « fond commun » entre les théoriciens du modèle économique libéral et les pères fondateurs du libéralisme, à savoir qu’il n’est pas facile de garantir la « paix sociale » à compter que l’autonomie des individus risque toujours de dégénérer en excès, voire carrément en violence – soit en cette « guerre de chacun contre chacun » dont parlait déjà Thomas Hobbes : « il apparaît qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre et cette guerre est guerre de chacun contre chacun » (Hobbes, 1971, [1651], p. 124).

En d’autres termes, à partir du moment où les individus se voient « libérés » de toute totalité surplombante et intégratrice par le projet libéral, cette « libération » se paie au prix d’un risque qui doit être pris en compte pour qu’une vie en commun soit possible, à commencer par la vie en entreprise : celui de la démesure potentielle de leurs choix individuels. En effet, comment faire pour que la liberté individuelle ne soit pas le moteur d’une « anarchie », mais une force sociale structurante dans un monde où la soumission à un pouvoir, que ce soit celui de l’Église, du Prince ou de l’État, est réprouvée ? Tel est le problème de la « modernité » auquel les théoriciens du modèle économique libéral se voient confrontés comme le furent tous ceux qui, de Hobbes jusqu’à Rawls et ses continuateurs, n’ont cessé d’interroger ce « dilemme » auquel la société libérale est exposée : assurer la coopération entre des individus que rien ne relie, si ce n’est leur intérêt bien compris (Hirschman, 2001, [1977], Audard, 2009).

Notes
26.

Schumpeter définit la « vision » comme un étage pré-analytique, c'est-à-dire un préjugé et/ou un « axiome » qui ne peut être ignoré sans que la compréhension du modèle en pâtisse.

27.

Ce modèle est plus précisément fondé sur quatre postulats : 1) Les individus se préoccupent de tout ce qui est source d’utilité ou de désutilité et sont des « évaluateurs ». Ils sont à même de faire des arbitrages entre les différentes sources d’utilité et leurs préférences sont transitives ; 2) Les individus sont insatiables ; 3) Les individus sont maximisateurs. Ils sont censés maximiser une fonction d’utilité, dont les arguments ne sont pas exclusivement pécuniaires, sous contraintes. Ces contraintes peuvent être cognitives et les choix effectués tiennent compte des coûts d’acquisition du savoir et de l’information ; 4) Les individus sont créatifs et savent s’adapter ; ils sont à même de prévoir les changements de leur environnement, d’en évaluer les conséquences et d’y répondre en créant de nouvelles opportunités dont ils sont capables d’apprécier l’intérêt. Pour une présentation et discussion de ce modèle, voir Charreaux (1999).

28.

Père de la « Shareholder Value », Jensen et Meckling prétendent, en d’autres termes, que ce modèle est supérieur à tous les autres produits de la pensée humaine. C’est ainsi que son apparente naïveté philosophique n’a pas empêché sa publication ni le fait qu’il soit considéré comme le point d’ancrage anthropologique de la pensée dominante en finance, ce qui est, en soi, un signe de la puissance idéologique de la pensée libérale contemporaine.