1.1.2. L’opportunisme des individus : clé de voûte du modèle économique libéral

Du point de vue de l’analyse globale de la société privilégié par les philosophes des Lumières, ou de celui de l’analyse locale des institutions et organisations privilégié par les économistes de métier, la problématique sociale est donc identique, l’objectif étant de trouver les moyens de gouverner une masse d’individus « libres » et motivés par des intérêts privés souvent contradictoires (Gomez et Korine, 2009). Les théoriciens du modèle économique libéral ne s’y trompent pas quand ils défendent une conception « disciplinaire » du gouvernement d’entreprise (Charreaux, 1997 ; Charreaux et Wirtz, 2006). Car ces derniers font par là-même preuve qu’ils sont conscients que, dans leur univers d’autonomies contradictoires, comme dans l’univers décrit par Hobbes, il faut sans cesse veiller à ce que la recherche de leur intérêt privé par des individus atomisés ne mette pas en péril le devenir de l’ensemble – que ce soit celui de la société ou celui de l’entreprise.

C’est aussi ce qu’ils expriment en faisant de l’hypothèse d’opportunisme des individus la clé de voûte de leur système analytique ; l’opportunisme étant le nom donné à ce côté quelque peu « obscur » de la recherche de l’intérêt personnel :

‘« [L’opportunisme] inclut, sans être exhaustif, les formes les plus flagrantes telles que le mensonge, le vol et la tromperie (...) Plus généralement, l’opportunisme se réfère à la divulgation d’une information tronquée ou déformée, à tout effort calculé pour induire en erreur, désinformer, déguiser, obscurcir, autrement dit rendre confus » (Williamson, 1985, p. 12). ’

Comme en atteste la définition que Williamson propose de l’opportunisme, les théoriciens du modèle économique libéral partent effectivement du principe selon lequel la recherche de l’intérêt personnel ne s’accommode pasnécessairement de limites, notamment d’ordre moral.

Sous la forme d’une conception cynique du comportement humain (Hill, 1990), la démesure potentielle des individus se voit ainsi intégrée au cœur d’un modèle pour lequel le champ économique se transforme en « aire du soupçon ». Cette expression signifie que « quand bien même les acteurs sont "honnêtes", la possibilité qu’ils ne le soient pas suffit à entraîner des comportements de défiance » (Gomez, 1996, p. 74). En témoigne, justement, la manière dont les théoriciens libéraux appréhendent la problématique de la rémunération des dirigeants, qui est tout empreinte de l’idée selon laquelle il ne faut pas, selon la fameuse image de Smith, attendre du dirigeant davantage que du boucher, du brasseur ou du boulanger, soit une quelconque « bienveillance » qui ferait de lui un « être moral » perdu au milieu d’une foule d’égoïstes indifférenciés. Sachant qu’« une augmentation de fortune est le moyen par lequel la majeure partie des hommes se proposent et souhaitent d’améliorer leur sort » (Smith, 1995, [1776], p. 392), c’est là une conséquence tout à fait logique du comportement egocentrique prêté à l’ensemble des individus dans l’univers libéral, à savoir qu’il faut toujours supposer que ces derniers feront tout ce qui est en leur pouvoir afin de maximiser leur bien-être personnel.

En effet, pourquoi les dirigeants échapperaient-ils à cette loi du comportement humain ? Selon la logique libérale, il n’y a aucune « bonne raison » de supposer que le dirigeant soit plus vertueux que ne le sont ses subordonnés car, s’il est un individu dont la fonction est particulière pour l’entreprise (Barnard, 1938), il n’en reste pas moins un individu à l’égal de tous les autres29. Depuis la contribution de Coase (1937), on sait que le risque d’opportunisme est même accru en ce qui le concerne, le dirigeant pouvant capter une partie du surplus généré par l’organisation en usant de son autorité comme d’un « pouvoir discrétionnaire » (Crystal, 1991 ; Bertrand et Mullainathan, 2001 ; Bebchuk et Fried, 2003 et 2004). Tel est le constat de la théorie libérale contemporaine, particulièrement celui de la théorie de l’agence, qui soulève une difficulté que Smith avait déjà entrevue dans sa Richesse des Nations : « les directeurs de ces sortes de compagnies étant les régisseurs de l’argent d’autrui plutôt que de leur propre argent, on ne peut guère s’attendre à ce qu’ils y apportent la même vigilance exacte et soucieuse que les associés apportent souvent dans le maniement de leurs fonds »(Smith, 1995, [1776], p. 401) 30.

Souvent reprise, notamment par Berle et Means (1932) et Jensen et Meckling (1976), cette citation résume bien « l’esprit » dans lequel les théoriciens du modèle économique libéral sont effectivement appelés à réfléchir la problématique de la rémunération des dirigeants : celui d’une défiance quasi naturelle à l’encontre de ceux à qui échoit l’autorité dans l’entreprise. C’est d’ailleurs en raison de l’importance de l’hypothèse d’opportunisme managérial dans le traitement que les théoriciens libéraux réservent à la problématique de la rémunération des dirigeants que nous avons créé une catégorie d’entités « OPPORTUNISME ET DÉMESURE » pour l’analyse de notre dossier.

Tableau 6 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités
Tableau 6 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « OPPORTUNISME ET DÉMESURE » (10 premiers représentants)

Selon les principes méthodologiques de notre recherche (chapitre 1), nous nous dotons ainsi d’une « prise » pour faire des liens entre le discours des acteurs de la controverse et ce constat théorique selon lequel le fait de diriger s’accompagne d’une possible démesure. En somme, l’objectif est de reconstituer ainsi, à partir du discours non explicitement théorique des acteurs de la controverse, un même univers de sens par rapport à ce point nodal de la pensée libérale. La question sera alors de savoir, dans la partie empirique de ce chapitre, s’ils intègrent, dans leurs raisonnements, cette « pensée de l’excès » qui est propre à la manière dont les libéraux appréhendent les risques intrinsèques à l’autonomie de l’action humaine. Des risques sur lesquels nous allons par conséquent revenir ci-dessous, notamment pour insister sur le fait que c’est de la légitimité de l’organisation hiérarchique dans un cadre libéral dont il est question à ce stade.

Notes
29.

Du point de vue de sa « nature », ce dernier, en d’autres termes, peut être considéré comme un salarié quelconque qui cherche à maximiser sa rémunération tout en minimisant son effort.

30.

Bien qu’il n’y ait pas pire erreur historiographique que l’anachronisme, nous considérons que le droit à l’analogie est intact, la question posée par Smith demeurant d’une criante actualité : comment faire en sorte que le dirigeant ne gère pas « de façon négligente et dispendieuse » les fonds que certains mettent à sa disposition ? En d’autres termes, comment s’assurer que le dirigeant ne travaille pas seulement à satisfaire ses intérêts privés grâce aux « pouvoirs » que lui confère son autorité mais qu’il intègre, dans ses actes de gestion quotidiens, les préoccupations de ses mandants ?