1.2.1. De la nécessité de sauver l’organisation hiérarchique… de l’opportunisme des individus

Ayant progressivement admis, sous la pression des faits et de certains travaux « hétérodoxes » (Tinel, 2004), que l’autonomie, la rationalité et l’information des individus pouvaient ne pas être parfaites (voir Gomez, 1996), les théoriciens du modèle économique libéral montrent sous quelles conditions les « organisations » sont plus efficaces que le « marché » – ce dernier étant considéré, dans l’univers de pensée libéral, comme l’espace d’échange optimal entre des individus supposés parfaitement indépendants. Partant du modèle économique standard, ces derniers cherchent à sauvegarder ainsi l’idée selon laquelle l’optimalité des mécanismes marchands, jugée indiscutable lorsque les conditions axiomatiques sont remplies, ne saurait être remise en cause par l’existence des organisations ; la contractualisation dont elles sont le fruit ayant précisément pour fonction de remédier aux « market failures » (Coase, 1937 et 1960 ; Williamson, 1975 ; 1991).

Pour cela, les théoriciens du modèle économique libéral déploient une analyse de type « comparativiste » ; confrontant les coûts engendrés par le recours à ces deux modes de coordination que sont le marché (i.e. coûts de transaction) et l’organisation hiérarchique (i.e. coûts d’agence) pour choisir, selon une logique économique classique, la moins coûteuse des deux solutions. On explique ainsi pourquoi aucun individu ne doit s’accaparer le moindre « bénéfice privé » du fait de son rôle dans l’entreprise31. Cette possibilité, en effet, risque de miner les avantages de l’entreprise par rapport au marché dans le calcul de leurs coûts et avantages respectifs et, in fine, compromettre la légitimité de l’organisation hiérarchique elle-même. Car, dans un cadre libéral, il est primordial de rappeler que cette dernière est fondée sur le fait que le recours à la hiérarchie permet, dans certaines circonstances, une économie de coût par rapport à la coordination par le marché – soit lorsque les coûts de transaction sont supérieurs aux coûts d’agence (Williamson, 1975, 1985 ; 1991 ; Milgrom et Roberts, 1997).

L’enjeu théorique majeur qui se dégage de l’analyse économique libérale de la rémunération des dirigeants se résume alors dans le syllogisme suivant : l’organisation hiérarchique peut être plus efficace que le marché à condition qu’elle minimise les « coûts de gouvernance » – expression qui recouvre les coûts d’agence et les coûts de transaction. Or, l’opportunisme du dirigeant (inévitable d’un point de vue libéral et des présupposés individualistes du modèle) peut conduire à une « privatisation des bénéfices » qui risque de pénaliser l’organisation hiérarchique par rapport au marché dans le calcul de leurs couts et avantages respectifs. En conséquence de quoi, il est nécessaire de sauvegarder cette organisation de l’opportunisme des individus pour s’assurer de son efficacité relative par rapport au marché et, par suite, de sa légitimité dans un monde où elle fait initialement figure de paradoxe.

C’est ainsi que l’on retombe, à travers la problématique de la rémunération des dirigeants, sur l’un des fondamentaux de la pensée libérale : il faut bannir toute forme de « gaspillage », dont la crainte est « inscrite au fronton du temple libéral » (Gomez, 1996, p. 28). Dans une société qui sacralise le travail pour en faire à la fois le moteur de la « Richesse des Nations » et le critère essentiel de justification des hiérarchies sociales, toute forme de « sur-rémunération » managériale serait perçue, sinon, comme l’accaparement d’un bénéfice privé et une forme de sous-optimalité qui délégitime le dirigeant et l’entreprise. Ce qui revient à dire, in fine, que l’on ne saurait « sauver l’organisation hiérarchique » sans veiller à ce que le dirigeant ne capte plus que son « dû ». Avant de voir, dans la seconde section, comment les théoriciens libéraux comptent établir ce « dû », c’est à ce stade qu’il faut par conséquent introduire la notion clé de « performance », qui joue alors un rôle pivot dans cette construction théorique à l’intérieur de laquelle l’objectif est de s’assurer que « l’intérêt personnel » des individus s’accorde avec « l’intérêt général ».

Notes
31.

Cette notion de « bénéfice privé », abordée par Jensen et Meckling (1976), puis par Grossman et Hart (1980), a été popularisée par Grossman et Hart (1988) ainsi que par Harris et Raviv (1988) pour désigner la privatisation des bénéfices par les acteurs en possession du contrôle de l’entreprise, notamment les dirigeants dans le cas de la firme managériale. Nous y reviendrons dans la section 2.