1.2.2. L’idéologie de la performance

Car, dans l’univers libéral, la performance joue effectivement le rôle d’un signal sur le respect de ce « pacte social libéral » qui conduit à faire des critères économiques les fondements de la légitimité du gouvernement politique des hommes, notamment à l’intérieur de l’entreprise (Gomez et Korine, 2009). Ainsi peut-on expliquer l’abondance de la littérature sur le lien entre la rémunération des dirigeants et la performance de l’entreprise, traduction académique visible de ce constat, théorique, selon lequel c’est la cohérence de la démonstration libérale dans son ensemble qui est en jeu dans l’impératif de performance économique (Antle et Smith, 1986 ; Gomez-Mejia, Tosi et Hinkin, 1987 ; Tosi et Gomez-Mejia, 1989 et 1994 ; Abowd, 1990 ; Gibbons et Murphy, 1990 ; Jensen et Murphy, 1990a et 1990b ; Mehran, 1995 ; Barkema et Gomez-Mejia, 1998 ; Hall et Liebman, 1998 ; Aggarwal et Samwick, 1999 ; Tosi et al., 2000).

En d’autres termes, si les théoriciens du modèle économique libéral s’attachent à explorer le lien entre « rémunération des dirigeants » et « performance de l’entreprise », c’est que cette dernière est nécessaire pour justifier la rémunération des dirigeants dans un cadre de pensée où il existe une assimilation essentielle entre l’« efficacité » de l’entreprise par rapport au marché et sa « légitimité ». Dans un monde où l’équilibre des intérêts privés demeure fragile en raison de l’opportunisme supposé des individus, c’est même pour cela que le dirigeant doit sans cesse se présenter comme un « homo performans ». Pour ce dernier, c’est le seul moyen de prouver qu’il utilise avec justesse l’autorité qui lui est confiée, soit de telle sorte que c’est l’ensemble des parties prenantes qui tirent profit de son action ; y compris lorsqu’elle est intéressée.

Ce qui revient à affirmer qu’en dépit de leur autonomie, les dirigeants ne sauraient échapper, selon les théoriciens libéraux, à une idéologie qui est censée pénétrer d’autant plus facilement l’ensemble des sphères de la société qu’elle se présente comme étant du type « gagnant-gagnant » (Pesqueux, 2000 ; Heilbrunn et al., 2004). Aussi, c’est en raison de l’importance de la performance de l’entreprise dans la logique des théoriciens du modèle économique libéral, qui y voient la manifestation éclatante de la performance du dirigeant lui-même (l’hypothèse étant que si l’entreprise est performante, c’est que son dirigeant l’est également), que nous avons donc créé une catégorie d’entités intitulée « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE ».

Tableau 7 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités
Tableau 7 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE » (10 premiers représentants)

Là encore, l’objectif était de nous doter d’un concept qui puisse nous offrir la possibilité d’apprécier dans quelle mesure les acteurs de la controverse publique sur la rémunération des dirigeants puisent, ou non, les arguments qu’ils versent au débat dans cet univers de sens « anti-aristocratique » (Dubet, 2004) qui est caractéristique du registre de la performance. En d’autres termes, une manière de créer, autour de cette idée force du modèle économique libéral selon laquelle l’efficacité économique de l’action managériale est une condition sine qua non de la justification de la rémunération des dirigeants, une nouvelle passerelle avec le discours des acteurs de la controverse32. Car il n’est pas inutile de rappeler, avant d’en venir à la présentation des « solutions » que les théoriciens libéraux envisagent pour pouvoir ainsi garantir la justesse du système de rémunération des dirigeants, que l’objectif est de faciliter le test des diverses hypothèses que nous avançons durant notre travail : dans ce chapitre, celle de l’ignorance potentielle des acteurs quant aux « mécanismes économiques » dont nous venons de présenter les fondements (dans la perspective libérale).

Notes
32.

On se contentera, ici, de constater que les acteurs de la controverse publique font souvent référence à la « performance », ce qui laisse d’ores et déjà à penser que la rupture n’est pas totale entre les deux niveaux… même s’il reste à savoir de quelle manière les acteurs observés mobilisent ce registre et s’ils le font dans la visée de justification qui est celle des théoriciens libéraux.