2.1.1. Rémunération des dirigeants et problème d’agence

En matière de rémunération des dirigeants, les postulats anthropologiques qui sous-tendent le modèle économique libéral obligent à penser en premier au « pire » de ce que l’égoïsme des individus peut produire au niveau collectif, soit à l’énorme gaspillage de ressources que la démesure du dirigeant risque d’occasionner si rien n’est fait pour l’orienter dans un sens qui puisse profiter au plus grand nombre. C’est ainsi que l’essentiel de la recherche sur le sujet est réfléchi, dans la littérature néo-libérale contemporaine, comme un « problème d’agence » (Tosi et Gomez-Mejia, 1989 et 1994 ; Garen, 1994 ; Bebchuk et Fried, 2003), tel que défini classiquement par Ross (1973) : il y a « problème d’agence » dès lors qu’il existe un contrat par lequel une (ou plusieurs) personne(s), appelée(s) « principal » ou « mandant », a (ont) recours à une (ou plusieurs autres) personne(s), appelée(s) « agents » ou « mandataires », pour effectuer en son (leur) nom une mission quelconque, ce qui implique une délégation de pouvoir décisionnel.

Dans un univers libéral qui consacre le droit de propriété comme l’instrument principal du pouvoir économique (Coase, 1960 ; Demsetz, 1966 et 1967 ; Alchian et Demsetz ; 1972 ; Furubotn et Pejovich, 1972), on sait que cette littérature traite même, plus précisément, du problème d’agence impliquant les intérêts des dirigeants et ceux des actionnaires. Cela est dû au fait que si la rémunération des dirigeants « fait problème » pour les libéraux, c’est avant tout parce qu’ils savent que les dirigeants mandatés pour diriger l’entreprise peuvent détourner à leur profit personnel une partie du bénéfice devant revenir, théoriquement, aux actionnaires – contrepartie du fait que ces derniers sont les parties prenantes qui ont le moins de moyens de se défendre (Berle et Means, 1932 ; Jensen et Meckling, 1976 ; Fama et Jensen, 1983a et 1983b).

La spoliation éventuelle des actionnaires manifeste alors les enjeux des divers protagonistes dont les intérêts privés, en s’opposant, s’autolimitent. Et la question, dès lors, de se poser comme suit : comment faire pour délimiter les pouvoirs du dirigeant et/ou influencer ses décisions, c'est-à-dire « gouverner » sa conduite en (re)-définissant son espace discrétionnaire de telle sorte qu’il soit rémunéré à hauteur des capacités dont il fait preuve pour maximiser l’intérêt des actionnaires (Charreaux, 1997) ? Sachant que l’histoire du gouvernement des entreprises est « celle de la conquête, au nom de la compétence, d’une autonomie croissante [des dirigeants-« managers »] à l’égard des actionnaires mais aussi de tout supérieur hiérarchique » (Chiapello, 1998, p. 54), c’est là une question cruciale pour des théoriciens qui, par choix idéologique, consacrent la défense des intérêts des propriétaires de l’entreprise comme une limite à l’opportunismemanagérial33.

Dans la logique technocratique, qui est celle d’une forte imbrication des pouvoirs économique et politique (Thoenig, 1987 ; Bourdieu, 1989 ; Galbraith, 1989), on sait effectivement que ce sont les moyens qui dictent les résultats ou, encore, les savoir-faire qui s’imposent aux objectifs, ce qui se fait nécessairement au détriment de l’intérêt des actionnaires compte tenu du fait que l’information est contrôlée par le dirigeant (Gomez, 2001). Un principe de réalité s’impose ainsi aux théoriciens du modèle économique libéral qui se doivent, dans le traitement qu’ils réservent à la problématique de la rémunération des dirigeants, de trouver les moyens de créer, entre actionnaires et dirigeants, une « convergence des intérêts » qui n’a rien de « naturelle » a priori ; l’intérêt individuel étant le seul facteur que les divers protagonistes ont en commun.

Notes
33.

On retrouve ici des problèmes déjà évoqués au temps des pères fondateurs de la pensée libérale, comme chez Hobbes, par exemple, qui s’interrogeait pour savoir comment on pouvait garantir que le Léviathan travaille pour le bien de ses sujets et non pas pour son seul plaisir personnel (voir Manent, 1997).