2.1.3. Le contrôle de l’action managériale et l’exemple du conseil d’administration

Mais revenons de nouveau, avant cela, sur la logique interne de ce modèle étant donné que les systèmes d’incitations ne règlent pas entièrement la problématique de la (juste) rémunération des dirigeants. En effet, s’ils permettent d’augmenter la « prévisibilité » du comportement des dirigeants, ces systèmes restent insuffisants pour assurer une parfaite discipline managériale, étant entendu que le dirigeant bénéficie d’un « pouvoir positionnel » qui lui offre la possibilité de manipuler les informations discrétionnaires dont il dispose (Rajan et Zingales, 1998) – la première et la plus courante des formes de manipulation de l’information résidant dans le fait de ne pas la porter à la connaissance d’autrui (Arrow, 1963 ; Williamson, 1963 ; Holmström, 1979 et 1982 ; Stiglitz, 1985 ; Stiglitz et Edlin, 1992 ; Milgrom et Roberts, 1997). Sachant, en d’autres termes, que rien n’interdit au dirigeant de profiter de sa latitude managériale pour bénéficier des avantages des actionnaires davantage que les actionnaires eux-mêmes, il nous faut analyser la manière dont les théoriciens libéraux s’y prennent pour assurer comme un « management du management » (Pérez, 2003).

Dans un contexte où le dirigeant se montre d’autant plus volontiers « shareholder friendly » que ses intérêts pécuniaires en dépendent (Lordon, 2000), cela requiert, plus précisément, que nous nous intéressions au contrôle de l’activité managériale (Walsh et Seward, 1990). Cette fonction, en effet, se présente comme un complément indispensable des systèmes d’incitation afin d’éviter que le dirigeant ne tire profit d’une coopération de façade avec les actionnaires ; dont la diversité et le nombre est pour la plupart une faiblesse. L’enjeu est clair : que chacun puisse apprécier sa véritable performance et vérifier, par suite, que le lien entre son effort et sa rémunération est correctement établi (Gomez 2004).

Or, tel est le rôle du conseil d’administration, qui ne constitue donc pas un « gestionnaire supplémentaire », mais une « organisation dans l’organisation » (Gomez, 1996, p.123) ainsi chargée de veiller à garantir le respect du contrat de performance qui lie le dirigeant à ses mandants en le forçant à révéler ses informations discrétionnaires  (Fama et Jensen, 1983a et 1983b ; Gomez-Mejia, Tosi et Hinkin, 1987 ; Boyd, 1994 ; Williamson, 1985, ch.11 ; Charreaux, 1994 et 2000 ; Jensen et Fuller, 2003). Ce qui est un enjeu d’autant plus crucial que c’est au conseil que revient la charge de définir la politique de rémunération dans son ensemble, soit aussi celle des dirigeants (Boyd, 1994 ; Conyon et Peck, 1998 ; Elhagrasey, Harrison et Buchholz, 1998). Dès lors, le conseil se doit effectivement d’établir à la fois le « juste » niveau des rémunérations tout en déterminant les formules de rémunération les plus appropriées pour que le dirigeant n’ait même pas intérêt à manipuler l’information dont il dispose mais, au contraire, à la divulguer dans un contexte où il est soumis à la concurrence de ses pairs sur le « marché des dirigeants » (Fama, 1980 ; Holmström, 1982 ; Campbell et Kracaw, 1985 ; Antle et Smith, 1986 ; Gibbons et Murphy, 1990 ; Garvey et Milbourn, 2003 ; Murphy et Zabojnik, 2004 ; Gabaix et Landier, 2008 ; Kaplan, 2008a et 2008b).

À cette fin, le conseil peut néanmoins compter sur le travail des membres du comité des rémunérations, dispositif censé apporter une expertise permettant de trouver les arrangements contractuels les plus appropriés pour atteindre cet objectif (Daily et al., 1998 ; Newman et Mozes, 1999 ; Kay et Van Putten, 2008). Et de toucher alors à un point fondamental de la démonstration libérale, à savoir que, dans un univers où il faut comparer les performances entre elles pour savoir si l’action du dirigeant a vraiment été « profitable », c’est donc de la qualité du travail des administrateurs et membres des comités de rémunérations que dépend la justesse du système de rémunération des dirigeants. Ce qui, partant du principe (libéral) selon lequel les mesures de performance « absolue » ne donnent qu’une information limitée et/ou difficile à interpréter par rapport aux mesures de performance relative que permet le marché (Antle et Smith, 1986 ; Gibbons et Murphy, 1990 ; Aggarwal et Samwick, 1999 ; Garvey et Milbourn, 2003), explique pourquoi ces deux dispositifs de gouvernement d’entreprise se doivent d’intégrer, dans leurs choix de décision, une « contrainte de publicité » nécessaire à la justification de la rémunération des dirigeants.

En somme, dès lors que l’objectif affiché n’est pas de stigmatiser les dirigeants mais d’évaluer leur légitimité au regard de leurs performances relatives sur le marché, une telle contrainte est simplement liée au fait que la transparence est requise pour assurer la concurrence au niveau des postes de direction. De ce point de vue, l’absolutisation du principe de transparence  autour de la rémunération des dirigeants se présente même comme une conséquence du fait que c’est la cohérence de la démonstration théorique dans son ensemble qui est en jeu à ce stade ; étant entendu que c’est la concurrence qui permet de fixer le « juste prix » des marchandises et/ou du travail humain selon les penseurs libéraux. Et c’est aussi pourquoi nous avons créé de nouveaux êtres-fictifs, cela afin de voir, là encore, comment les acteurs de la controverse font « prise » avec des dispositifs de contrôle du dirigeant qui, au côté des dispositifs d’incitation, jouent donc un rôle clé dans le modèle économique libéral de justification de la rémunération des dirigeants : le « CONSEIL D’ADMINISTRATION @ », le « COMITÉ DES RÉMUNÉRATIONS @ », la « TRANSPARENCE @ ». Car il faut insister sur le fait que cette combinaison de dispositifs d’incitation et de contrôle du dirigeant n’a de sens qu’en tant qu’elle permet de sortir de l’« aire du soupçon » qui est au fondement de l’analyse économique libérale de la rémunération des dirigeants ; notamment parce que, grâce à elle, le marché peut exercer sa pression sur les dirigeants jusque dans l’entreprise comme nous allons le voir ci-dessous.

Tableau 9 - Les principaux représentants des êtres-fictifs : CONSEIL-ADMINISTRATION@, COMITE-REMUNERATION@ et TRANPARENCE@
Tableau 9 - Les principaux représentants des êtres-fictifs : CONSEIL-ADMINISTRATION@, COMITE-REMUNERATION@ et TRANPARENCE@