2.2.1. Retour au cœur du modèle économique libéral

S’il n’est pas rare que le modèle économique libéral soit présenté comme une « théorie contractualiste », c’est que les relations sociales y sont représentées sous la forme d’échanges libres entre des individus considérés comme des « égaux » (voir Gomez, 1996). Dans cet univers, l’entreprise elle-même se présente comme un simple « nœud de contrats » – « nexus of contracts » – (Alchian et Demsetz, 1972 ; Jensen et Meckling, 1976 ; Cheung, 1983), soit comme une entité qui n’a pas, à proprement parler, une « nature » différente du marché (Coase, 1937)35. Même si les échanges qui ont lieu en son sein ne sont pas instantanés, c’est ainsi que marché structure l’entreprise à travers l’ensemble des accords contractuels par lesquels les individus se fixent leurs obligations réciproques (Brousseau, 1993 ; Favereau, 1996 ; Baudry, 2003).

Notons que l’hypothèse d’opportunisme des individus n’aurait aucun sens, et sans doute pas le même poids, s’ils n’étaient d’ailleurs appelés à s’engager contractuellement les uns devant les autres pour qu’une action en commun soit possible. Car s’il se manifeste avant même la passation du contrat (i.e. principe de sélection adverse ou opportunisme ex ante, voir Akerlof, 1970), ou bien après (i.e. principe de hasard moral ou opportunisme ex post, voir Holmström, 1979 et 1982 ; Grossman et Hart, 1981), l’opportunisme se différencie sur ce point de la force ; considérée comme la manifestation de la rivalité des individus dans « l’état de nature » décrit par les pères fondateurs du libéralisme. Au mieux, on pourrait dire que l’opportunisme est une force déguisée, qui ne passe pas par un affrontement direct entre les individus mais par le contournement des engagements qu’ils sont appelés à prendre pour déterminer les règles de leur coordination.

Ce qui est sûr, c’est qu’en matière de rémunération des dirigeants, c’est parce que le respect des exigences contractuelles liant le dirigeant aux actionnaires de l’entreprise est sans cesse menacé par l’opportunisme managérial qu’il convient de tout faire, aux yeux des théoriciens libéraux, pour que le dirigeant n’ait pas intérêt à se comporter de manière opportuniste, comme nous l’avons vu ci-dessus. Tout l’enjeu est même là en matière de rémunération des dirigeants, soit dans la formalisation d’une logique analytique qui permette de reconnaître à la fois la « non neutralité » potentielle du dirigeant et le fait qu’il puisse chercher à capter « plus que son dû », tout en limitant cette possibilité via l’exposition des risques encourus par le dirigeant en cas de tricherie et/ou de fraude avérées (Hill et Phan, 1991 ; Milgrom et Roberts, 1997).

Or, c’est précisément le rôle du marché que d’apporter une solution à cette dialectique par l’entremise du contrat, qui doit être écrit de telle sorte que le dirigeant soit toujours, comme n’importe quel autre acteur du monde libéral, virtuellement extérieur à l’entreprise, c’est à dire soumis à la pression de ceux qui peuvent assumer le même rôle que lui – que ce soit dans l’entreprise (i.e. sur le marché interne) ou en dehors (i.e. sur le marché externe). À ce stade, apparaît alors tout le raffinement d’un modèle qui tire sa cohérence de la référence à l’univers de la coordination parfaite (Favereau et Bessy, 2005). Car, sauf à être totalement inconscient du fait que l’on ne trompe pas le marché impunément, notamment en raison des phénomènes de réputation que ce dernier contribue à engendrer (Kreps et Wilson, 1982 ; Hirshleifer, 1993 ; Milbourn, 2003), il faut conclure que la seule présence virtuelle du marché suffit, in fine, à faire jouer une « pression internalisée » sur le dirigeant et à écarter les risques de démesure liés à sa fonction (Gomez, 1996).

Notes
35.

C’est ce qui valut à l’entreprise d’être longtemps qualifiée de « boite noire », entité n’ayant d’autre motivation que la maximisation de son profit et s’adaptant, pour atteindre cet objectif, à des contraintes techniques formalisées sous la forme d’une « fonction de production ».