2.2.2. Rationalité de l’autodiscipline

En effet, parce qu’il est censé détenir toute l’information utile et disponible, notamment sur la capacité de l’entreprise et de son dirigeant à générer des profits – ce qui est plus précisément le rôle du « marché financier » (Fama, 1970), le marché se présente comme le seul dispositif capable de mettre en équivalence l’ensemble des contrats et d’assurer la sanction publique de ce « pacte libéral » qui lie les dirigeants aux entreprises qu’ils dirigent autour d’un objectif de performance. De fait, si un dirigeant ne peut plus espérer voir ses efforts et/ou ses talents récompensés autrement que par un accroissement de sa « valeur » sur le marché du travail des dirigeants, on explique ainsi que son intérêt le contraigne, malgré son autonomie, à limiter spontanément ses prétentions en matière de rémunération pour ne pas risquer d’être renvoyés sur ce marché – perspective qui semble être suffisamment dissuasive pour qu’ils acceptent de se « conformer » aux exigences de la concurrence (Puffer et Weintrop, 1991 ; Murphy et Zimmerman, 1993 ; Farrell et Whidbee, 2003).

Dans un monde où le marché joue le rôle d’un véritable « Léviathan » – « moins espace de libre choix que principe de contrainte sur les choix » (Gomez, 1996, p. 135), l’autodiscipline managériale devient ainsi l’une des meilleures expressions de la rationalité du dirigeant. Car si les dirigeants ont des tendances naturelles à la démesure, ils sont aussi supposés avoir une parfaite compréhension de ce qui est « acceptable », ou non, en matière de rémunération s’ils veulent sauvegarder leurs intérêts face à la concurrence de leurs pairs. Et c’est ainsi que l’on sort de l’« heuristique du pire » dans laquelle les théoriciens du modèle économique libéral sont enferrés en raison de l’hypothèse d’opportunisme des individus, tout se passant alors comme si les dirigeants s’affrontaient dans le cadre d’un « tournoi » –où ce sont toujours les « meilleurs » qui sont censés être récompensés(Lazear et Rosen, 1981 ; Rosen, 1986 ; Baker, Jensen et Murphy, 1988 ; Main, O’Reilly et Wade, 1993 ; Conyon, Peck et Sadler, 2001 ; Henderson et Fredrickson, 2001).

En conséquence de quoi, c’est le « marché des dirigeants » qui établit le « juste prix » des dirigeants, c’est-à-dire l’évaluation par la valeur d’échange de la performance du dirigeant... Et les théoriciens libéraux de se réjouir alors d’avoir des dirigeants bien rémunérés car, dans un cadre où tout est donc bâti sur un principe d’excellence économique, une rémunération élevée est le signe que les efforts entrepris par le dirigeant ont favorablement été accueillies par le marché. Plus généralement, l’inflation constatée ces dernières années en matière de rémunération des dirigeants (Bebchuk et Grinstein, 2005) pourrait elle-même prendre un air rassurant dans une telle perspective, le prix de la pratique managériale étant censé refléter fidèlement sa valeur quand tout s’ordonne selon un principe de compétition généralisée entre dirigeants.

Cela permet de conclure cette section en insistant sur la relation dialectique entre cette « aire du soupçon » sur laquelle les théoriciens du modèle économique libéral fondent leur analyse de la rémunération des dirigeants et cette conclusion plutôt « optimiste » sur le juste prix de marché à laquelle ils aboutissent. Dialectique dont l’importance nous a donc incité à créer deux catégories d’entités afin de mener l’analyse de notre dossier : une première, intitulée « LOGIQUE DE LA CONCURRENCE », qui regroupe les entités se rapportant à l’univers de sens de la rivalité économique qui est au cœur de la logique libérale que nous venons de décrire ; une seconde, intitulée « COMPÉTENCES, APTITUDES ET RESSOURCES », qui réunit des entités qui renvoient à celui du « talent », des qualités personnelles du dirigeant dont la rémunération serait l’évaluation par le marché.

Tableau 10 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités
Tableau 10 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « LOGIQUE DE LA CONCURRENCE » (10 premiers représentants)
Tableau 11 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités
Tableau 11 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « COMPÉTENCES, APTITUDES, RESSOURCES » (10 premiers représentants)

Pour nous, la création de ces deux derniers concepts permet ainsi de boucler la présentation de l’épure du modèle économique libéral, modèle dont nous avons tenté de montrer qu’il est tout entier construit dans l’esprit de la philosophie politique libérale. Philosophie qui affirme la à la fois primauté des principes de liberté et de responsabilité individuelles tout en consacrant la concurrence entre les individus comme un vecteur d’autorégulation des excès (Audard, 2009), exactement comme les théoriciens du modèle économique libéral défendent, pour leur part, l’autonomie du dirigeant et sa capacité à se responsabiliser face à ses concurrents en disciplinant ses tendances à l’opportunisme…