3.1.1. Premières observations : de l’existence d’un problème de justification

Depuis la publication du salaire de Jacques Calvet par le Canard enchaîné en septembre 1989, qui était de l’ordre de 180 000 francs mensuels, la question de la rémunération des dirigeants s’est progressivement imposée en France comme un incontournable débat de société36. En témoigne l’intérêt des principaux média télévisés et/ou écrits pour cette question, perceptible ne serait-ce qu’à travers la très forte médiatisation qu’a encore connu « l’affaire Proglio » très récemment. C’est ainsi que les média proposent force analyses, interviews, comparaisons, chiffres, etc., censés offrir la « vérité » sur une question qui fait d’autant plus fantasmer l’opinion publique qu’elle touche à l’argent, ce symbole des sociétés capitalistes modernes. Or, loin d’être un vecteur d’accalmie, une telle « prolifération des prises de parole » produit une impression étrange, qui laisse à penser que c’est le désordre qui règne sur le sujet. À cet égard, il n’est pas innocent que l’on entende parler depuis plus de 20 ans de « l’argent fou » des grands dirigeants (Minc, 1990) car c’est le signe que cette effervescence joue donc comme l’écho d’une profonde incompréhension sur le bien-fondé de la rémunération des dirigeants :

‘« Mais si le débat sur la rémunération des patrons a si vite pris un tour national, c'est qu'avec l'énormité des sommes distribuées, nonobstant les erreurs stratégiques et les piètres performances, on ne sait plus très bien ce que ces très gros salaires rémunèrent : le développement de l'entreprise ? Et si oui, mesuré comment ? La « création de valeur » pour l'actionnaire, vue sous le seul angle de l'évolution du cours de Bourse ? Ou l'expérience, la capacité à supporter une pression extrême, voire la simple rareté sur le marché du travail ? Ou encore, selon l'intuition populaire, les diplômes d'une technocratie élitiste protégée, les réseaux invisibles et les copains ? A dire vrai, tant de critères discutables, tels que l'excédent brut d'exploitation ou le résultat d’exploitation - parfois même de simples filiales ! ont été utilisés pour justifier l'injustifiable, que l'on a fini par perdre le sens et la légitimité de ces rémunérations. »(La Tribune, 13/10/2003, nous soulignons).’

Le titre du magazine l’Express du 27 octobre 1999, qui faisait suite aux révélations sur les conditions du départ de Philippe Jaffré de la société Elf, traduit parfaitement ce phénomène de perte de sens et de légitimité de ces rémunérations : « Cet homme vaut-il 200 millions ? ». Étrange question économico-sociale qui, comme cela allait être confirmé par la suite dans la majorité des débats sur la rémunération des dirigeants, trahit effectivement l’existence d’un problème de justification qui n’a pas de précédent en la matière. Cet homme vaut-il 200 millions ? A elle seule, la manière dont la question fut posée est autrement dit signifiante, laissant entendre que l’on était en droit de douter que ces 200 millions fussent justifiés :

‘« Comment expliquer qu'après vingt ans passés à la tête de Paribas, André Lévy-Lang, son PDG démissionnaire, bénéficie d'une plus-value sur ses options évaluée entre 150 et 200 millions de francs, alors que Philippe Jaffré, qui a été PDG d'Elf pendant cinq ans seulement, empochera plus de 200 millions ? » (Libération, 08/11/1999).’

Est-on justifié à gagner 200 millions de francs après « cinq ans seulement » de présence à la tête d’une entreprise dont les résultats, par ailleurs, pouvaient être jugés « décevants » si l’on admet que c’est contre toute attente que l’entreprise Elf Aquitaine – qui était alors numéro un du pétrole en France – avait été rachetée par son challenger Total ?En somme, la question soulevée par l’épisode Jaffré souligne le fait qu’en première analyse, l’écho rencontré par cette « affaire Jaffré » était à la hauteur d’une question de justification d’autant plus complexe que le principal intéressé jugeait, pour sa part, les conditions de son départ « très banales » (Le Monde, 15/09/1999). L’épisode fut en tout cas fondateur. Il marqua ainsi le début des tergiversations politiques autour de la question de la rémunération des dirigeants37 et continua d’ailleurs de susciter des commentaires chez de nombreux acteurs durant toute la décennie. Dix ans après, c’est la preuve que la société éprouve donc toujours le même malaise devant une affaire qui n’était que la première d’une longue série :

‘« Prime de départ et retraite chez Vinci et exercice des stock-options chez EADS ont ravivé le malaise après l'émotion suscitée ces dernières années par les conditions de départ de Daniel Bernard (Carrefour), de Jean-Marie Messier (Vivendi Universal) ou de Philippe Jaffré (Elf). Hier, Jean Arthuis, président UDF de la commission des Finances du Sénat, a regretté qu'un "certain nombre d'affaires" soient "venues donner une image troublante de l’attitude des dirigeants". » (Les Echos, 20/06/2006, nous soulignons).
« La première affaire avait éclaté en 1999, quand Philippe Jaffré, PDG d'Elf Aquitaine, avait quitté le groupe pétrolier après son rachat par Total avec une indemnité de 10 millions d'euros et des stock-options estimées entre 20 millions et 30 millions d'euros. Lors de la dernière campagne présidentielle, Noël Forgeard a été la cible de toutes les critiques pour avoir perçu 8,2 millions d'euros. L'ex-coprésident d'EADS, la maison mère d'Airbus, avait dû démissionner en juillet 2006 quand le constructeur aéronautique traversait la pire crise de son histoire. Fin mai 2008, Antoine Zacharias, ex-PDG du groupe de BTP Vinci, a été débouté par la justice. Il réclamait 81 millions d'euros de préjudice pour après avoir été obligé de quitter son poste en juin 2006. Sa démarche avait d'autant plus choqué qu'il avait touché 12,9 millions d'euros d'indemnités de départ. Ce qui portait le total de son pécule accumulé au cours de sa carrière à plus de 250 millions d'euros ! » (Le Figaro, 26/09/2008).’

Nous repérons ce phénomène dans la variation de la catégorie d’entités « CONTROVERSES ET POLEMIQUES » dans la rhétorique des acteurs de la controverse suite à cette affaire. Si nous comparons le « sous-corpus » de textes de la décennie qui précède l’éclatement de cette affaire (69 textes de septembre 1989 à septembre 1999) avec le sous-corpus de textes de la décennie qui l’a suivi (962 textes de octobre 1999 à décembre 2008), nous observons une augmentation de cette catégorie d’entités qui est suffisamment marquée (+ 160 %), en effet, pour que nous puissions déduire que la « tension polémique » s’est même approfondie depuis le trouble éprouvé par les acteurs devant les révélations sur les conditions de départ de l’ex-PDG d’Elf Aquitaine (cf. ci-dessous, tableau 12). Au minimum, cela témoigne en tout cas d’un manque de repères de la société par rapport à des évènements qui introduisent un doute sur le rapport entre la « valeur » (perçue) et le « prix » (de marché) des grands dirigeants. Ci-dessous, nous avons retenu des extraits qui donnent un aperçu plus concret de ces problèmes de justification qui se posent avec la rémunération des dirigeants ; extraits qui sont ne sont pas sans rappeler le soupçon de démesureopportunisteque nous évoquions dans la partie théorique de ce chapitre :

‘« Sans verser dans la démagogie d'une dénonciation systématique de tout salaire plus élevé que les autres, force est de constater qu'aucun argument autre que l'appât du gain ne justifie réellement l'inflation vertigineuse des rétributions des chefs d'entreprise sur le modèle américain (...) Ce système pousse en effet les dirigeants à n'avoir d'yeux que pour les résultats financiers à court terme de leur entreprise, au détriment de la stratégie à long terme et de la bonne gestion, comme on a pu le constater dans le naufrage de Vivendi Universal. Quand il ne les entraîne pas jusqu'à l'escroquerie, comme l'ont montré les scandales Enron et WorldCom. » (AFP, 21/05/2003, nous soulignons).
« Accusés de cupidité, d'irresponsabilité voire de franche malhonnêteté, les grands patrons sont sur la sellette aux Pays-Bas, comme dans plusieurs autres pays européens, en raison de primes et de salaires jugés excessifs, spécialement en temps de récession économique. La discussion sur les salaires des dirigeants n'est pas nouvelle aux Pays-Bas. Elle s'est exacerbée récemment avec des exemples qui ont choqué une société frappée par la récession économique, les scandales comptables et la hausse du chômage. » (Le Figaro, 02/06/2003, nous soulignons).
« Le débat sur les rémunérations des grands patrons avait été relancé cette année avec la publication du salaire record de Marcel Ospel, président de la banque UBS, (15,5 millions d'euros). Vendredi, dans un entretien au quotidien helvétique "Blick", l'ex-patron du groupe Nestlé, Helmut Maucher, a estimé que les patrons "ne devraient pas être aussi cupides ni uniquement motivés par l'argent" et a ajouté que des montant aussi élevés étaient "dommageables à l'acceptation sociale" du système. » (Les Echos, 29/05/2006, nous soulignons).
« Cela revient violemment à période régulière, comme ces orages d'été qui éclatent les soirs de trop forte chaleur. Il a suffi de deux affaires récentes pour alourdir l'atmosphère. Celle de Vinci d'abord, une entreprise florissante confrontée à la cupidité de son ancien patron ; celle d'EADS ensuite, un groupe en pleine tourmente face à une levée d'options pour le moins inopportune de plusieurs de ses dirigeants. » (Les Echos, 17/07/2006, nous soulignons).’
Tableau 12 - Variation de la catégorie d’entités « CONTROVERSES ET POLEMIQUES » lorsque l’on compare les textes qui précèdent l’affaire Jaffré (septembre 1999) avec les textes qui l’ont suivie (octobre 1999 à décembre 2008)
Tableau 12 - Variation de la catégorie d’entités « CONTROVERSES ET POLEMIQUES » lorsque l’on compare les textes qui précèdent l’affaire Jaffré (septembre 1999) avec les textes qui l’ont suivie (octobre 1999 à décembre 2008)

« Appât du gain », « cupidité », « malhonnêteté », on remarque que les termes et/ou formules utilisés par les acteurs observés renvoient effectivement à une rhétorique de la responsabilité personnelle fondée sur l’intérêt privé, et non pas à un « système économique » ou bien une « mécanique sociale ». En somme, on assiste à une personnalisation de la problématique de la rémunération des dirigeants, qui, de problème technique devient un problème d’individus. Cela laisse à penser que la question posée par la controverse publique sur la rémunération des dirigeants n’est donc pas étrangère à la logique analytique que nous avons décrite dans la partie théorique de ce chapitre. Ainsi, on relève que les dirigeants sont tantôt comparés à des « rentiers » (Aimar, 2007), tantôt à des « goinfres » (Bonazza, 2007) voire, encore, à des « fat cats » (rapport d’information sur la réforme du droit des sociétés, 02/12/2003), des « patrons-pharaons » (Le Monde, 07/09/1990), « Picsou » (Le Figaro Economie, 10/04/1998) et même à la « grenouille de la fable » (Libération, 12/05/04), ce qui est une indication supplémentaire du fait que le dirigeant se voit apparemment dénoncé, dans le discours des acteurs, en raison de son comportement personnel 38. C’est même explicitement au nom de la défense du système libéral que certains fustigent des « comportements d’une incroyable gloutonnerie » :

‘« On ne peut pas défendre un système libéral et tolérer des comportements d'une incroyable gloutonnerie, justifie-t-on dans l'entourage de M. Balladur. » (Le Monde, 12/07/2006, nous soulignons).’

La dénonciation de la « démesure » du dirigeant opportuniste est d’ailleurs repérable à travers la comparaison des textes du corpus au sein desquels la catégorie d’entités « OPPORTUNISME ET DÉMESURE » est « absente » (674 textes) avec les textes au sein desquels cette même catégorie est « dominante » (11 textes). Malgré la faible taille de ce second sous-corpus, qui fait que le pourcentage en question ne peut pas être considéré comme « significatif » du strict point de vue statistique39, les résultats de cette comparaison, en effet, font apparaître un accroissement très marqué de la catégorie d’entité « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » dans les textes à l’intérieur desquels la catégorie d’entités « OPPORTUNISME ET DÉMESURE » est « centrale » (+ 728 %). Ce qui nous renvoie, de manière symptomatique, à une association qui est aussi celle du modèle économique libéral, dans lequel il existe une assimilation plus ou moins implicite entre le « trop » et l’« inacceptable ».

Tableau 13 - Variation de la catégorie d’entités « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » dans les textes à l’intérieur desquels la catégorie d’entités « OPPORTUNISME ET DÉMESURE » est dominante
Nom de la catégorie Variation en %
FIGURES DE LA DENONCIATION + 728 %

Notes
36.

Ironie du sort, celui par qui le scandale de la rémunération des dirigeants est arrivé avait, en octobre 1988, refusé de répondre à une question sur sa rémunération lors de l’émission « L'heure de vérité », justifiant en privé ce refus par son niveau « ridiculement bas » comparé à celui de ses homologues (Le Monde, 28/09/1989).

37.

L’épisode Jaffré donna lieu au dépôt d’un amendement (par le député Augustin Bonrepaux) visant à alourdir la taxation sur les plus-values réalisées sur les stock-options, amendement qui avait été retiré du projet de loi de Finances de 2000 devant l’insistance de Dominique Strauss-Kahn, alors ministre des finances.

38.

Sur ce point, on se souvient du surnom qui avait été donné par les Guignols de l’Info à Jean-Marie Messier : J6M, pour Jean-Marie Messier Moi-Même Maître du Monde, qui constitue une illustration devenue populaire du cynisme dont les acteurs font parfois preuve envers ces dirigeants qu’ils soupçonnent de démesure.

39.

Ce qui n’empêche pas qu’il puisse néanmoins indiquer une tendance, ici, la tendance des textes où la rhétorique de l’opportunisme et de la démesure est centrale à se présenter comme des textes où il est beaucoup plus souvent question de « dénonciation » que dans le reste du corpus.