L’éloquence des titres de certains articles de presse qui ont paru sur le sujet ces dernières années offre lui aussi un indice supplémentaire sur la proximité qui peut donc exister entre les « controverses de la théorie » et les « pratiques de la controverse ». Prenons, par exemple, cette formule du « bal des ego » que l’on doit à Marcel Gauchet (L’Expansion, 01/09/2003). Une telle formule montre bien que ce dernier, comme d’autres acteurs de la controverse, aime à souligner que les dirigeants en veulent « toujours plus » et peut être même « plus encore » (De Closets, 2006), un peu à la manière de ces hommes que les Grecs de l’Antiquité pensaient être frappés de la passion d’hybris, notion qui signifie orgueil, présomption, démesure, etc., et qui consiste à vouloir obtenir davantage que la juste mesure attribuée aux personnes par le destin (moïra). En somme, pour Gauchet, la polémique de la rémunération s’inscrit également dans les dérapages de certaines personnes car, au fond, ce qu’il reproche avec d’autres aux dirigeants, ce n’est pas d’être « mauvais » ou « incompétent », mais d’en profiter :
‘« Ce qui a tenu pendant longtemps le système dans les bornes de la décence consistait dans un mélange de coutume non écrite, de morale sociale et de psychologie des acteurs. La postmodernité est passée par là, la détraditionnalisation a fait son office, et Narcisse a pu se poser lui-même la couronne sur la tête. Nous sommes là, en effet, devant un symptôme de la psychopathologie ordinaire qui accompagne l'individualisme contemporain. » (Marcel Gauchet, L’Expansion, 01/09/2003).’Dès lors, il ne s’agit pas de dire que les acteurs connaissent le modèle économique libéral, mais qu’ils font référence à un « excès » qui est précisément celui que cherche à cadrer ce modèle. L’opportunisme prêté au dirigeant permet alors d’éclairer des propos d’acteurs qui véhiculent une représentation de patrons insatiables, comme dans l’extrait suivant où les symboles du « rideau de douche » et du « porte-parapluies » laissent à penser que cet opportunisme s’exerce jusque dans les moindres détails :
‘« Cela m'amène au salaire mérité d'un grand patron, un sujet incontournable aux Etats-Unis depuis l'éclatement de la bulle technologique et des divers scandales comptables. Durant cette période, 18 % du top 100 des CEO ont pris certaines... libertés avec les chiffres, les exemples les plus marquants étant, bien sûr, ceux d'Enron et Tyco. Plus cocasse encore est le cas du CEO de Vivendi, dont le salaire princier n'était visiblement pas encore suffisant puisqu'il avait acheté, aux frais de sa société, un rideau de douche et un porte-parapluies d'une valeur respective de $ 6.000 et $ 15.000. » (Tendances, 13/04/2006).’On remarque ainsi la logique qui consiste à confronter les « libertés » que les dirigeants prennent avec les chiffres et cette concupiscence qui les conduit à ne pas se satisfaire du « salaire princier » dont ils peuvent déjà profiter. La « gourmandise », la « gloutonnerie », la « goinfrerie » ou bien, encore, la « voracité », etc., se posent dès lors comme autant de termes utilisés pour décrire le comportement de dirigeants que leur liberté conduirait à la démesure. C’est le syndrome du « patron-voyou », expression souvent utilisée par les acteurs de la controverse pour désigner, en opposition avec ce que l’on pourrait implicitement attendre de la bonne pratique libérale, c’est-à-dire des dirigeants suffisamment policés, des individus dont la démesure est considérée comme une véritable atteinte à l’ordre social :
‘« Si tout le monde ne peut être François Michelin, le cas Enron évoque un type actuel de dirigeant proche de l'oligarchie « mafieuse post-soviétique », alliant une rapacité sans borne au mépris de l'intérêt général. » (Les Echos, 03/09/2002).’Si le fait que les dirigeants dénoncés puissent être comparés à une oligarchie « mafieuse post-soviétique » reste exceptionnel, il n’en pas moins significatif du fait que s’établit ainsi un lien entre l’« heuristique du pire » qui est typique de l’approche libérale et la lecture « égotique » que les acteurs de la controverse ont de la question de la rémunération des dirigeants. Sur ce point, « l’affaire Zacharias », ex-PDG de Vinci qui avait défrayé la chronique en juin 2006 après que l’opinion publique a appris qu’il avait cumulé environ 250 millions d’euros de gains durant son mandat41, rend compte du fait que, par-delà sa spécificité délictuelle, l’exemple d’Enron n’est que « l’arbre qui cache la forêt » des problèmes posé par l’hybris managérial (Pastré et Vigier, 2003). En témoigne la hausse de la catégorie d’entité « OPPORTUNISME ET DÉMESURE » (+120%) dans les textes du corpus où Antoine Zacharias est en position d’« acteur principal » (9 textes), qui sont tous postérieurs à l’éclatement de l’affaire, par rapport aux textes dans lequel il est absent (937 textes). Cette observation, en effet, offre une bonne illustration du fait que l’affaire « Zacharias » est traduite par de l’opportunisme, qui est lui-même dénoncé comme relevant d’une tendance générale :
‘« Ce Zacharias, assurément, en a fait plus que "trop". Il n'empêche qu'il n'a fait que pousser jusqu'aux dernières limites une voracité plus répandue qu'on ne le dit (…) Disons que, au lieu de rouler à 200 kilomètre-heure sur l'autoroute, il a poussé le compteur jusqu'à 300 ! » (Sud Ouest, 04/06/2006).’Nom de la catégorie | Variation en % |
OPPORTUNISME ET DEMESURE | + 122 |
Les politiques surenchérissent d’ailleurs en ce sens, signe qu’ils vont eux aussi dans le sens de cette « opinion ». C’est ainsi que, durant la campagne électorale de 2007, Nicolas Sarkozy dénonçait un comportement de « racaille patronale » dans le cadre de l’affaire Zacharias, quand Ségolène Royal, de son côté, fustigeait les « patrons-voyous » (Le Figaro, 29/06/2006). Or, que conclure de cette violence verbale ? Principalement qu’elle s’exprime, là encore, envers des comportements individualisés, des excès personnels, un opportunisme égoïste. En somme, il ne s’agit pas de dénoncer un mécanisme général ou un système politique mais le comportement personnel de certains dirigeants. En ce sens, les polémiques ne traduisent pas l’ignorance des acteurs de la controverse quant aux risques liés à l’opportunisme managérial. Au contraire, nous avons montré que ces derniers le dénoncent en raison de ses conséquences les plus visibles. En témoigne, en forme de synthèse, le texte « prototypique » que nous avons retenu ci-dessous, au sein duquel sont exposées l’ensemble des formes à travers lesquelles la démesure patronale peut trouver à s’exprimer. Nous soulignons les éléments qui relèvent d’un traitement « libéral » de la question, ainsi que les dirigeants opportunistes accusés d’excès et de démesure :
‘La grogne qui croît sur le thème des patrons trop payés trouve à s'appuyer sur quelques exemples emblématiques, qui, au-delà des protestations des actionnaires et des salariés de ces entreprises, ont soulevé l'indignation médiatique. Les révélations les plus spectaculaires ont eu lieu aux Etats-Unis, parce que la dérive y a été la plus démesurée, mais aussi parce que les rémunérations des dirigeants y sont bien plus transparentes. En France aussi, certains cas ont soulevé la polémique. En Allemagne, en Italie, en Espagne, au Japon, la publication des revenus des patrons n'est pas obligatoire.L’article met effectivement sur le même plan tous les excès, quels que soient les montants en jeu – de 86 000 à 466 millions de dollars – et qu’ils soient ou non frauduleux. En ce sens, et même si l’on ne sait pas très bien par rapport à quoi son auteur prétend juger du « trop », ce texte est symptomatique du fait que la controverse publique sur la rémunération des dirigeants met en avant les arguments du dépassement, de la démesure, interprétés à la lumière de la logique libérale que nous avons évoquée dans notre première section comme l’indice d’un dysfonctionnement opportuniste. Provisoirement, cela permet de conclure en disant qu’il y a bien, de ce point de vue, un effet de miroir entre le modèle économique libéral et le discours des acteurs de la controverse.
Dans le même « esprit », nous aurions pu reprendre les titres des chapitres de la première partie du livre que Patrick Bonazza, rédacteur en chef du service « Economie » du magazine le Point, a consacré à la question de la rémunération des dirigeant :
1 Zacharias ou le Gargantua des temps modernes
2 Jaffré ou la fortune d’un jour
3 Bernard ou la caisse enregistreuse
4 Forgeard ou l’appétit de puissance
5 Messier ou la folie des grandeurs
6 Fourtou ou l’homme qui aimait les sous
Dont 170 millions de plus-value estimée sur ses stock-options.