3.1.2. Le syndrome du « patron-voyou »

L’éloquence des titres de certains articles de presse qui ont paru sur le sujet ces dernières années offre lui aussi un indice supplémentaire sur la proximité qui peut donc exister entre les « controverses de la théorie » et les « pratiques de la controverse ». Prenons, par exemple, cette formule du « bal des ego » que l’on doit à Marcel Gauchet (L’Expansion, 01/09/2003). Une telle formule montre bien que ce dernier, comme d’autres acteurs de la controverse, aime à souligner que les dirigeants en veulent « toujours plus » et peut être même « plus encore » (De Closets, 2006), un peu à la manière de ces hommes que les Grecs de l’Antiquité pensaient être frappés de la passion d’hybris, notion qui signifie orgueil, présomption, démesure, etc., et qui consiste à vouloir obtenir davantage que la juste mesure attribuée aux personnes par le destin (moïra). En somme, pour Gauchet, la polémique de la rémunération s’inscrit également dans les dérapages de certaines personnes car, au fond, ce qu’il reproche avec d’autres aux dirigeants, ce n’est pas d’être « mauvais » ou « incompétent », mais d’en profiter :

‘« Ce qui a tenu pendant longtemps le système dans les bornes de la décence consistait dans un mélange de coutume non écrite, de morale sociale et de psychologie des acteurs. La postmodernité est passée par là, la détraditionnalisation a fait son office, et Narcisse a pu se poser lui-même la couronne sur la tête. Nous sommes là, en effet, devant un symptôme de la psychopathologie ordinaire qui accompagne l'individualisme contemporain. » (Marcel Gauchet, L’Expansion, 01/09/2003).’
Encadré 4 - Quelques exemples de titres d’articles extraits du corpus
Encadré 4 - Quelques exemples de titres d’articles extraits du corpus Dans le même « esprit », nous aurions pu reprendre les titres des chapitres de la première partie du livre que Patrick Bonazza, rédacteur en chef du service « Economie » du magazine le Point, a consacré à la question de la rémunération des dirigeant : 1 Zacharias ou le Gargantua des temps modernes 2 Jaffré ou la fortune d’un jour 3 Bernard ou la caisse enregistreuse 4 Forgeard ou l’appétit de puissance 5 Messier ou la folie des grandeurs 6 Fourtou ou l’homme qui aimait les sous

Dès lors, il ne s’agit pas de dire que les acteurs connaissent le modèle économique libéral, mais qu’ils font référence à un « excès » qui est précisément celui que cherche à cadrer ce modèle. L’opportunisme prêté au dirigeant permet alors d’éclairer des propos d’acteurs qui véhiculent une représentation de patrons insatiables, comme dans l’extrait suivant où les symboles du « rideau de douche » et du « porte-parapluies » laissent à penser que cet opportunisme s’exerce jusque dans les moindres détails :

‘« Cela m'amène au salaire mérité d'un grand patron, un sujet incontournable aux Etats-Unis depuis l'éclatement de la bulle technologique et des divers scandales comptables. Durant cette période, 18 % du top 100 des CEO ont pris certaines... libertés avec les chiffres, les exemples les plus marquants étant, bien sûr, ceux d'Enron et Tyco. Plus cocasse encore est le cas du CEO de Vivendi, dont le salaire princier n'était visiblement pas encore suffisant puisqu'il avait acheté, aux frais de sa société, un rideau de douche et un porte-parapluies d'une valeur respective de $ 6.000 et $ 15.000. » (Tendances, 13/04/2006).’

On remarque ainsi la logique qui consiste à confronter les « libertés » que les dirigeants prennent avec les chiffres et cette concupiscence qui les conduit à ne pas se satisfaire du « salaire princier » dont ils peuvent déjà profiter. La « gourmandise », la « gloutonnerie », la « goinfrerie » ou bien, encore, la « voracité », etc., se posent dès lors comme autant de termes utilisés pour décrire le comportement de dirigeants que leur liberté conduirait à la démesure. C’est le syndrome du « patron-voyou », expression souvent utilisée par les acteurs de la controverse pour désigner, en opposition avec ce que l’on pourrait implicitement attendre de la bonne pratique libérale, c’est-à-dire des dirigeants suffisamment policés, des individus dont la démesure est considérée comme une véritable atteinte à l’ordre social :

‘« Si tout le monde ne peut être François Michelin, le cas Enron évoque un type actuel de dirigeant proche de l'oligarchie « mafieuse post-soviétique », alliant une rapacité sans borne au mépris de l'intérêt général. » (Les Echos, 03/09/2002).’

Si le fait que les dirigeants dénoncés puissent être comparés à une oligarchie « mafieuse post-soviétique » reste exceptionnel, il n’en pas moins significatif du fait que s’établit ainsi un lien entre l’« heuristique du pire » qui est typique de l’approche libérale et la lecture « égotique » que les acteurs de la controverse ont de la question de la rémunération des dirigeants. Sur ce point, « l’affaire Zacharias », ex-PDG de Vinci qui avait défrayé la chronique en juin 2006 après que l’opinion publique a appris qu’il avait cumulé environ 250 millions d’euros de gains durant son mandat41, rend compte du fait que, par-delà sa spécificité délictuelle, l’exemple d’Enron n’est que « l’arbre qui cache la forêt » des problèmes posé par l’hybris managérial (Pastré et Vigier, 2003). En témoigne la hausse de la catégorie d’entité « OPPORTUNISME ET DÉMESURE » (+120%) dans les textes du corpus où Antoine Zacharias est en position d’« acteur principal » (9 textes), qui sont tous postérieurs à l’éclatement de l’affaire, par rapport aux textes dans lequel il est absent (937 textes). Cette observation, en effet, offre une bonne illustration du fait que l’affaire « Zacharias » est traduite par de l’opportunisme, qui est lui-même dénoncé comme relevant d’une tendance générale :

‘« Ce Zacharias, assurément, en a fait plus que "trop". Il n'empêche qu'il n'a fait que pousser jusqu'aux dernières limites une voracité plus répandue qu'on ne le dit (…) Disons que, au lieu de rouler à 200 kilomètre-heure sur l'autoroute, il a poussé le compteur jusqu'à 300 ! » (Sud Ouest, 04/06/2006).’
Tableau 14 - Variation de la catégorie d’entités « OPPORTUNISME ET DÉMESURE » dans les textes à l’intérieur desquels Antoine Zacharias est en position d’acteur dominant
Nom de la catégorie Variation en %
OPPORTUNISME ET DEMESURE + 122

Les politiques surenchérissent d’ailleurs en ce sens, signe qu’ils vont eux aussi dans le sens de cette « opinion ». C’est ainsi que, durant la campagne électorale de 2007, Nicolas Sarkozy dénonçait un comportement de « racaille patronale » dans le cadre de l’affaire Zacharias, quand Ségolène Royal, de son côté, fustigeait les « patrons-voyous » (Le Figaro, 29/06/2006). Or, que conclure de cette violence verbale ? Principalement qu’elle s’exprime, là encore, envers des comportements individualisés, des excès personnels, un opportunisme égoïste. En somme, il ne s’agit pas de dénoncer un mécanisme général ou un système politique mais le comportement personnel de certains dirigeants. En ce sens, les polémiques ne traduisent pas l’ignorance des acteurs de la controverse quant aux risques liés à l’opportunisme managérial. Au contraire, nous avons montré que ces derniers le dénoncent en raison de ses conséquences les plus visibles. En témoigne, en forme de synthèse, le texte « prototypique » que nous avons retenu ci-dessous, au sein duquel sont exposées l’ensemble des formes à travers lesquelles la démesure patronale peut trouver à s’exprimer. Nous soulignons les éléments qui relèvent d’un traitement « libéral » de la question, ainsi que les dirigeants opportunistes accusés d’excès et de démesure :

‘La grogne qui croît sur le thème des patrons trop payés trouve à s'appuyer sur quelques exemples emblématiques, qui, au-delà des protestations des actionnaires et des salariés de ces entreprises, ont soulevé l'indignation médiatique. Les révélations les plus spectaculaires ont eu lieu aux Etats-Unis, parce que la dérive y a été la plus démesurée, mais aussi parce que les rémunérations des dirigeants y sont bien plus transparentes. En France aussi, certains cas ont soulevé la polémique. En Allemagne, en Italie, en Espagne, au Japon, la publication des revenus des patrons n'est pas obligatoire.
ETATS-UNIS American Airlines : Don Carty a dû démissionner, le 24 avril 2003, de la présidence de la compagnie aérienne, en grave difficulté financière, après qu'il a été révélé que le conseil d'administration avait fait voter, pour les plus hauts dirigeants, des primes représentant deux fois leur salaire de base, ainsi qu'un fonds spécial pour protéger leur retraite en cas de faillite. Dans le même temps, il était demandé aux salariés d'accepter des réductions de 15 % à 25 % de leur salaire pour sauver la compagnie. Tyco : le train de vie pharaonique de Dennis Kozlowski, le bâtisseur de ce conglomérat industriel qui a frôlé la banqueroute en 2002 et a multiplié les fraudes comptables, est devenu le symbole de la cupidité des dirigeants. M. Kozlowski était le patron le mieux payé de l'histoire avec 466 millions de dollars en 2000, 2001 et 2002 (il a démissionné en juin). De plus, il a emprunté 241 millions de dollars sans intérêts à son entreprise et s'est octroyé un bonus de 25 millions sans en référer au conseil d'administration. La société a acheté une maison en Floride et un appartement à Manhattan, pour une somme de 60 millions, destinés à son usage privé, ainsi que des œuvres d'art, dont un Monet et un Renoir, pour 20 millions. Avec Mark Swartz, son ancien directeur financier, ils ont été inculpés pour avoir vendu frauduleusement pour 430 millions de dollars de titres et pour avoir détourné 170 millions des caisses. Enron : Kenneth Lay, qui a signé, avec la chute du courtier en électricité, la plus spectaculaire faillite frauduleuse de l'histoire, a reçu plus de 200 millions de dollars en trois ans, jusqu'à son limogeage, en février 2002. Plus de la moitié de la somme provient de l'exercice de généreux plans de stock-options : les dirigeants ont, à plusieurs reprises, acheté ou vendu en profitant de leur situation, avant que des informations industrielles dont ils avaient connaissance ne soient rendues publiques, et ont trafiqué les comptes à grande échelle pour falsifier la croissance des résultats de l'entreprise, faisant ainsi monter son cours de Bourse. General Electric : l'étoile de Jack Welch, élu « manager du siècle » et parti en retraite en septembre 2001, a pâli depuis que, à l'occasion de son divorce, ont été révélés les avantages à vie qui lui sont accordés. M. Welch, qui a touché une prime de 16,7 millions de dollars en 2001, est encore payé 86 000 dollars par an, en tant que consultant de l'entreprise. Ce sont les avantages en nature qui ont choqué : il bénéficiait d'un appartement de fonction à Manhattan au loyer estimé à 80 000 dollars par mois. GE prenait en charge l'essentiel de ses dépenses quotidiennes (personnel, frais de bouche, fleurs, restaurant, teinturerie), lui laissait l'utilisation des avions et limousines du groupe et payait même ses loisirs (loge au Metropolitan Opera, places VIP à Wimbledon, etc.).
SUISSE Swissair : Mario Corti avait exigé des actionnaires, en mars 2001, qu'on lui verse cinq ans de salaires d'avance, soit 8,3 millions d'euros, pour prendre la tête de la compagnie aérienne en difficulté. L'entreprise a fait faillite fin 2001 et M. Corti n'a rien remboursé. ABB : Percy Barnevik et Göran Lindahl, ancien PDG et président du directoire du groupe d'équipement électrique, ont dû rembourser 137 millions de francs suisses (93,2 millions d'euros) sur les 233 millions d'indemnités et de retraite perçus à leur départ, en 2001. La révélation de ces primes avait fait scandale alors que le groupe a subi une grave crise financière.
FRANCE Elf : les conditions de départ de Philippe Jaffré de la tête du groupe pétrolier en septembre 1999, qui ont « fuité » dans la presse, ont ouvert en France le débat sur l'ampleur des rémunérations des patrons. Il a reçu une indemnité d'éviction d'environ 19 millions d'euros, mais c'est le montant des plus-values potentielles sur ses stock-options, de 31 millions d'euros, qui a frappé les esprits. Canal Plus : les indemnités de départ généreuses ont fait du bruit dans un contexte de graves difficultés financières pour le groupe de télévision. Denis Olivennes, directeur général pendant deux ans, serait parti en avril 2002 avec une indemnité de 3,2 millions d'euros, non imposable grâce à un mécanisme d'arbitrage en justice. Le jackpot revient à Xavier Couture qui, pour avoir été PDG six mois jusqu'en février 2003, a empoché 1,4 million en net. Vivendi Universal : le conseil d'administration du groupe a refusé à Jean-Marie Messier tout « parachute en or » lors de sa démission forcée en juillet 2002, alors qu'il réclamait 20,44 millions d'euros correspondant à deux ans de salaire (M. Messier était le patron le mieux payé de France derrière Lindsay Owen-Jones, de L'Oréal). Une indemnité jugée inacceptable alors que Vivendi a accusé la plus grosse perte de l'histoire française en 2002. Surtout, M. Messier avait affirmé qu'un PDG ne devait rien demander en cas de révocation. Crédit lyonnais : alors que le Crédit agricole s'apprête à fusionner avec le Crédit lyonnais, les syndicats ont attiré l'attention sur l'indemnité spéciale de retraite accordée au patron de cette dernière banque, Jean Peyrelevade. L'entreprise lui paye une pension sur-complémentaire égale à 6 % du salaire fixe de fin de carrière (720 000 euros en 2002) multipliée par son nombre d'années de présence au Crédit lyonnais (dix ans) plus trois ans de bonus. Les administrateurs salariés ont voté contre cette « retraite chapeau », en vain (Le Monde, 23/05/2003).’

L’article met effectivement sur le même plan tous les excès, quels que soient les montants en jeu – de 86 000 à 466 millions de dollars – et qu’ils soient ou non frauduleux. En ce sens, et même si l’on ne sait pas très bien par rapport à quoi son auteur prétend juger du « trop », ce texte est symptomatique du fait que la controverse publique sur la rémunération des dirigeants met en avant les arguments du dépassement, de la démesure, interprétés à la lumière de la logique libérale que nous avons évoquée dans notre première section comme l’indice d’un dysfonctionnement opportuniste. Provisoirement, cela permet de conclure en disant qu’il y a bien, de ce point de vue, un effet de miroir entre le modèle économique libéral et le discours des acteurs de la controverse.

Notes
40.

Dans le même « esprit », nous aurions pu reprendre les titres des chapitres de la première partie du livre que Patrick Bonazza, rédacteur en chef du service « Economie » du magazine le Point, a consacré à la question de la rémunération des dirigeant :

1 Zacharias ou le Gargantua des temps modernes
2 Jaffré ou la fortune d’un jour
3 Bernard ou la caisse enregistreuse
4 Forgeard ou l’appétit de puissance
5 Messier ou la folie des grandeurs
6 Fourtou ou l’homme qui aimait les sous

41.

Dont 170 millions de plus-value estimée sur ses stock-options.