Dans les trois extraits précédents, émanant et/ou faisant suite aux « recommandations sur la rémunération des dirigeants des mandataires sociaux de sociétés cotées » que le Medef a fait paraître dans la foulée de « l’affaire Zacharias » précédemment évoquée, la rémunération des dirigeants est présentée comme un outil devant permettre à l’entreprise de fidéliser des « dirigeants performants ». Si cela résonne avec le modèle économique libéral, on n’en attend pas moins, toutefois, d’une institution patronale qui défend l’entreprise et le marché et dont la présidente, Laurence Parisot, ne cache pas une orientation idéologique proche du libéralisme (Parisot, 2007). Ce qui est plus surprenant, en revanche, c’est que cette position semble rendre compte de la manière dont le « sens commun » fait plus largement prise avec la question de la justification de la rémunération des dirigeants ; l’absence d’un lien entre rémunération des dirigeants et performance de l’entreprise étant jugée regrettable jusque dans les journaux dits « de gauche » :
‘« Pour prendre toute leur valeur, ces chiffres doivent être mis en rapport avec les performances plus que médiocres des entreprises françaises que dirigent ces "chers" patrons de plus en plus spécialisés dans des gestions financières assises sur des licenciements, et des salaires parmi les plus bas d’Europe. » (L’Humanité, 19/02/1992, nous soulignons).Ainsi, ce serait la simple « bonne logique » qui s’exprimerait dans cette volonté de lier le plus étroitement possible la rémunération des dirigeants avec leurs performances... En comparant les textes du corpus dans lesquels la « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE » est « absente » (471 textes) aux textes dans lesquels cette même rhétorique est « dominante » (51 textes), on remarque que les catégories d’entités « CONTROVERSES ET POLÉMIQUES » et « MODES DE PROTESTATION » connaissent d’ailleurs des baisses marquées, respectivement de 62 % et de 52 %. Ce qui est significatif eu égard à cette idée force de la théorie libérale selon laquelle la performance est un critère central de justification de la rémunération des dirigeants. Car s’il est deux fois moins souvent question de polémiques et de protestations dans les textes où la rhétorique de la performance est centrale, c’est sans doute parce que, dans un contexte que l'opportunisme supposé des dirigeants contribue à rendre incertain, la « tension critique » est inverse à l’affirmation de la performance. La preuve en est que tout sa passe comme s’il n’y avait « rien à redire » lorsque la performance est au rendez-vous, comme dans le cas Lindsay Owen-Jones, ex-PDG de l’Oréal qui a longtemps été le dirigeant le mieux payé du CAC40 sans jamais avoir suscité le moindre « tollé » :
‘« Difficile, en effet, d'expliquer que le salaire du chef d'entreprise augmente alors que la société sabre dans les coûts et dans le personnel. D'ailleurs, dans le cas contraire, personne ne trouve rien à redire. Le salaire de Lindsay Owen-Jones, ancien président de L'Oréal, a longtemps été le plus gros salaire français sans pour autant susciter de tollé. Il faut dire qu'en 18 ans à la tête du groupe de cosmétique, il a multiplié les ventes par quatre et la valeur boursière par 13. En 2006, ses émoluments se sont élevés à 24,9 millions d'euros, stock-options comprises. » (Tendances, 01/02/2007, nous soulignons)Nom de la catégorie | Variation en % |
CONTROVERSES ET POLEMIQUES MODES DE PROTESTATION |
-62 -52 |
En somme, Lindsay Owen-Jones est décrit comme l’archétype du dirigeant légitimement bien payé parce que l’entreprise qu’il dirige est performante, voire carrément « sur-performante ». Ce qui tend à confirmer que la rémunération des dirigeants n’est pas problématique en tant que telle, mais que c’est l’absence de corrélation avec la performance de l’entreprise qui fait par-dessus problème. À la limite, on peut penser que les acteurs de la controverse pourraient même partager le sentiment d’un libéral affiché comme le célèbre milliardaire américain Warren Buffet qui, dans une lettre adressée aux actionnaires de sa société holding Berkshire Hathaway, estimait qu’« il est difficile de trop payer un PDG réellement extraordinaire » (Les Echos, 06/03/06). Hypothèse crédible, en effet, dans ce contexte où les entreprises disent elles-mêmes être de plus en plus exposées à cette « idéologie de la performance 42 »:
‘« L'émergence depuis deux ans d'un débat public sur la rémunération des patrons ne laisse pas les entreprises indifférentes. Une sur deux reconnaît être l'objet d'une pression croissante tant de la part de l'opinion publique que des marchés pour lier plus clairement la politique de rémunération à la performance, selon une étude européenne du cabinet de conseil Hewitt. » (Le Figaro, 12/12/2003, nous soulignons).’Cette façon apparemment très « libérale » dont les acteurs de la controverse se représentent la problématique de la justification de la rémunération des dirigeants est d’ailleurs confirmée par l’association entre la « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE » et celle des « COMPÉTENCES, APTITUDES, RESSOURCES » dans leurs discours. Visible lorsque l’on répète l’opération que nous avons faite ci-dessus, qui fait apparaître une augmentation marquée de cette catégorie d’entités des « COMPÉTENCES, APTITUDES, RESSOURCES (+ 143 %) dans les textes où la « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE est centrale par rapport aux textes où elle est absente, cette proximité est effectivement caractéristique de l’association implicite qui est faite par les théoriciens libéraux entre la « performance » du dirigeant et ses « compétences » ; et qui est typique d’une logique d’« excellence économique » d’après laquelle ce sont les « meilleurs talents » qui sont logiquement récompensés :
‘« La mondialisation a considérablement élargi le marché des talents. Les as sont rares et, qu'il s'agisse de sport ou de management, ils ont aujourd'hui un impact mondial, ce qui augmente sensiblement leur valeur. » (Tendances, 13/04/06, nous soulignons).Nom de la catégorie | Variation en % |
COMPÉTENCES, APTITUDES, RESSOURCES | + 143 |
Dans cette perspective, on relève que les acteurs font même souvent référence au « marché des dirigeants » pour tenter d’expliquer les évolutions de la rémunération des dirigeants. Ce qui pourrait être un indice du fait qu’ils vont, plus largement, jusqu’à faire écho à cette idée que c’est la concurrence qui permet de mettre un « juste prix » au dirigeant via le jeu du marché. La présence accrue des catégories d’entités « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE » (+ 75 %) et « COMPÉTENCES, APTITUDES, RESSOURCES » (+ 166 %) lorsque l’on compare les textes au sein desquels la catégorie d’entités « LOGIQUE DE LA CONCURRENCE » est absente (723 textes) avec les textes où elle est dominante (27 textes) vient confirmer cette intuition43. Car de tels résultats tendent à indiquer que les acteurs de la controverse font en tout cas des liens entre ces trois dimensions ; ce qui est caractéristique d’un modèle libéral de justification de la rémunération des dirigeants fondé sur une concurrence entre les « meilleurs talents », entendus comme ceux qui se montrent les plus « performants » sur le marché. Dès lors, on comprend pourquoi « aucune rémunération ne choque » l’actionnaire lorsque « le cours de l’action grimpe » car, au final, cette tolérance semble être ainsi le fruit d’un second effet de miroir entre théorie libérale et pratique de la controverse mais, cette fois, par rapport à la manière dont les acteurs de la controverse publique se représentent le « juste » en matière de rémunération des dirigeants :
‘« Quand le cours de l'action grimpe conformément à ses desiderata, l'actionnaire se moque de savoir si un patron gagne 90 ou 100 millions de dollars. Il juge la performance à l'aune de la création de valeur et en ces temps d'euphorie boursière, aucune rémunération ne le choque. » (Libération, 23/07/1999, nous soulignons)Nom de la catégorie | Variation en % |
COMPÉTENCES, APTITUDES, RESSOURCES
RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE |
+ 166 +75 |
Aussi, c’est à dessein que nous rapportons ci-dessous les propos du très libéral Claude Bébéar qui, en faisant le départ entre les « bons » et les « mauvais » dirigeants d’un point de vue « strictement économique », est sans doute celui à qui l’on doit d’avoir offert l’expression la plus nette de cette correspondance qui peut exister entre le modèle économique libéral et l’univers mental des acteurs :
‘« D'un point de vue strictement économique, un très bon patron n'est jamais trop payé et un mauvais patron l'est toujours trop. » (Claude Bébéar, audition parlementaire, 08/10/03, nous soulignons).’La multiplication des classements du type « le meilleur manager de l’année » est l’un des symboles de cette logique qui consacre les critères de l’efficacité économique comme ceux qui permettent d’évaluer la légitimité du dirigeant et de justifier ses émoluments.
Nous verrons, dans le chapitre 4, que cet aspect « positif » de la concurrence a néanmoins son revers, en ce sens que la concurrence ne suffit pas toujours à justifier certains montants de rémunération des dirigeants et peut même, de ce fait, contribuer à rendre l’exercice encore plus difficile.