Introduction

Si l’on se réfère au modèle économique libéral, l’existence d’une intense controverse publique en matière de rémunération des dirigeants est difficilement compréhensible. En effet, de ce modèle, il ressort qu’il n’y a aucune « bonne raison » de supposer que les acteurs sociaux puissent polémiquer sur ce sujet, le marché étant censé garantir la sanction des succès (et/ou des insuccès) des dirigeants par la hausse (et/ou la baisse) de leurs rémunérations – selon une logique économique des plus élémentaires. Ce constat est d’autant plus intriguant après avoir montré, dans le chapitre précédent, que ces mêmes acteurs n’ignorent pas la mécanique de justification qui sous-tend ce modèle, les arguments qu’ils versent au débat empruntant souvent, au contraire, à cette « philosophie » d’après laquelle la rémunération des dirigeants est justifiée par leurs performances relatives sur le « marché des dirigeants ».

Après avoir écarté notre première hypothèse de travail, qui consistait à mettre l’existence de la controverse publique sur le compte d’une éventuelle « inculture économique » des acteurs, la question se pose donc comme suit : pourquoi assiste-t-on, malgré tout, à des polémiques en matière de rémunération des dirigeants ? Doit-on déduire de ce constat que ce modèle est plus problématique qu’il ne paraît en première analyse et, par suite, que les polémiques en matière de rémunération des dirigeants réfléchissent des problèmes internes à la démonstration libérale ?

L’objet de ce chapitre est de mettre à l’épreuve cette seconde hypothèse de travail. Dans cette perspective, il va s’agir de sonder ce qui peut être source de difficultés dans la démonstration libérale, ce qui appelle à une critique interne de l’épure théorique présentée dans le chapitre précédent. Pour ce faire, nous partons d’un constat qui justifie cette « entreprise » : la solution libérale au problème de la rémunération des dirigeants ne trouve pas de véritable confirmation sur le plan empirique, ce qui est le point d’ancrage d’un conflit entre les théoriciens libéraux eux-mêmes (section 1). Sur cette base, nous montrons que c’est plus précisément la manière dont les problèmes liés à l’hypothèse d’opportunisme managérial sont censés être résolus d’après l’épure théorique du modèle libéral qui se voit questionnée, la thèse du « marché régulateur » soulevant des contradictions qui se traduisent en un problème d’interprétation du « prix » du dirigeant (section 2). En miroir, nous nous intéressons alors aux discours des acteurs pour savoir si la controverse publique en matière de rémunération des dirigeants peut être considérée, ou non, comme une « mise à jour » de ces difficultés internes au modèle économique libéral (section 3).