1.1.1. Des observations empiriques problématiques

Dans le contexte du capitalisme financier, où l’on assiste à une reconfiguration des stratégies de profit des entreprises en faveur des intérêts des actionnaires, les dirigeants doivent rassurer ces derniers sur le fait que leurs investissements sont gérés de manière optimale (Gomez et Korine, 2009). Ce phénomène est simplement dû au fait qu’un dirigeant doit faire montre, par sa performance en termes de création de valeur actionnariale, de la rareté de ses talents pour pouvoir justifier publiquement ses émoluments dans un monde où l’égalité des chances est théoriquement de rigueur. C’est ainsi que l’on explique l’extrême abondance de la littérature empirique sur la partie « variable » de la rémunération des dirigeants, étant entendu que c’est elle qui permet d’inciter le dirigeant à la performance et, par extension, d’entretenir la logique d’excellence économique à partir de laquelle les théoriciens libéraux fondent la justification des rémunérations patronales (chapitre 2).

Le fait est, cependant, qu’aucun consensus ne se dégage de toute cette littérature pour valider l’hypothèse selon laquelle cette partie variable de la rémunération des dirigeants permet de fidéliser, motiver et récompenser les « meilleurs talents » du marché, comme elle est censée le faire selon la logique libérale ainsi résumée. C’est ce qui ressort de l’incapacité dans laquelle se trouvent les chercheurs pour établir un lien « robuste » entre la rémunération des dirigeants et la performance de l’entreprise : « the failure of identify a robust relationship between top management compensation and firm performance has led scholars into a blind valley » (Barkema et Gomez-Mejia, 1998, p. 135). En effet, dès lors que la justification des pratiques de rémunération des dirigeants se définit au regard de leurs capacités à « créer de la valeur », une telle incapacité trahit l’existence d’un problème plus profond, formulé ici sous une forme interrogative : quel degré de confiance peut-on accorder au modèle économique si les résultats des études empiriques ne sont pas aussi probants que son apparente cohérence sur le plan théorique ? Doit-on y voir le signe que les « promesses » libérales ne sont pas toutes tenues en matière de rémunération des dirigeants, comme les théoriciens du « pouvoir managérial » le laissent explicitement entendre (Bebchuk et Fried, 2003 et 2004) ?

S’il est difficile de répondre à ces questions de manière catégorique, on comprend déjà mieux pourquoi le débat sur la rémunération des dirigeants ne saurait être « tout à fait serein » : il ne l’est pas sur le plan empirique. Le cas des stock-options est particulièrement intéressant de ce point de vue, certains auteurs obtenant des résultats qui tendent à prouver qu’elles contribuent à résoudre le problème d’agence (Antle et Smith, 1986 ; Gibbons et Murphy, 1990 ; Mehran, 1995 ; Hall et Liebman 1998 ; Core et Guay, 1999 ; Hall et Murphy, 2003) quand d’autres, à l’inverse, obtiennent des résultats qui laissent à penser le contraire (Barro et Barro, 1990 ; Yermack, 1997 ; Daily, Dalton et Rajagopalan, 2003 ; Sanders et Hambrick, 2007). Or, comment établir sans ambiguïté qui peut bien avoir « tort » ou « raison » dans ce débat quand on sait que :

‘« Le prix d’une action, et donc la valeur des options qui y sont attachées, est fortement conditionné par les grandes forces de l’économie, c'est-à-dire par des variations de taux d’intérêt, par l’inflation et par une myriade d’autres facteurs totalement indépendants du succès ou de l’échec de la stratégie particulière d’une entreprise » (Greenspan, 2007, p. 542). ’

En d’autres termes, si le prix d’une action est indépendant de la stratégie suivie, que signifie le prix du dirigeant qui est supposé avoir établi cette stratégie ? Tel est le problème soulevé par Alan Greenspan, observateur dont on ne peut absolument pas douter de l’inclusion dans la logique libérale et financière contemporaine et qui, de manière symptomatique, fait écho à des difficultés déjà entrevues avant lui par d’autres insoupçonnables libéraux. Nous pensons plus précisément, ici, au travail de Jensen et Murphy (1990a et 1990b) qui, après avoir montré que les dirigeants américains percevaient 3,25 dollars à chaque augmentation de 1 000 dollars de valeur de la firme, avaient reconnu que de tels résultats obligeaient à s’interroger sur la sensibilité du lien rémunération-performance. En effet, comment prouver que ces 3,25 dollars sont la « juste contrepartie » de la création de valeur constatée, soit le « juste prix » des talents et des efforts consentis par le dirigeant pour la générer ? Cette interrogation est cruciale car, derrière l’apparente simplicité du principe de justification de la rémunération des dirigeants par la performance, se dessine une relation qui est plus incertaine qu’elle ne paraît en première analyse, étant influencée par un ensemble de variables sur la plupart desquelles les dirigeants n’ont aucune prise45 :

‘« Executive pay depends on both past stock returns and past accounting measures as well as on relative measures of performance. Still, the level of executive compensation depends not only on past performance: also important are company size and CEO age and tenure. Furthemore, the following characteristics also explain part of the changes in remuneration: ownership structure, board composition, threat of takeover, merger and acquisition policy, company risk, growth opportunities, dividend policy, and the country where the company is operating » (Renneboog et Trojanowski, 2003, p. 3, nous soulignons, cf. tableau ci-dessous).’
Tableau 19 - Les principales variables qui influent sur le lien rémunération-performance selon la littérature
Niveau d’analyse Variables explicatives mobilisées Littérature de référence
Environnement Pays Abowd et Bognanno, 1995
Secteur d’activité Antle et Smith, 1986 ; Gibbons et Murphy, 1990
Organisation Taille de l’organisation Baumol, 1959 ; Ciscel, 1974 ; Lambert, Larcker et Weigelt, 1991
Stratégie Gomez-Mejia et Wiseman, 1997 ; Aggarwal et Samwick, 1999
Structure
du pouvoir
Composition du conseil d’administration et/ou du comité des rémunérations Boyd, 1994 ; Main, O’Reilly et Wade, 1995 ; Daily, Johnson et Ellstrand, 1996; Hallock, 1997
Composition de l’actionnariat Gomez-Mejia, Tosi et Hinkin, 1987 ; Finkelstein et Hambrick, 1995 ; Mehran, 1995 ; Werner et Tosi, 1995
Individu Age et/ou ancienneté du dirigeant Deckop, 1988 ; Hill et Phan, 1991
Capital humain Agarwal, 1981 ; Amihud et Lev, 1981 ; Harris et Helfat, 1997

Notes
45.

Dans leur synthèse, ces dernières vont de « l’environnement » aux « compétences des individus », en passant par les « caractéristiques de l’organisation » ou, encore, « la structure du pouvoir » à l’intérieur de l’entreprise ; soit autant de déterminants qui rendent l’établissement du « prix » du dirigeant par le marché particulièrement problématique (cf. tableau 19).