1.1.2. Des promesses non tenues ?

À cet égard, les résultats de l’étude de Tosi, Werner, Katz et Gomez-Mejia (2000), fondée sur une méthode par méta-analyse, sont emblématiques du dilemme auquel Jensen et Murphy se voyaient plus précisément confrontés. Reprenant les résultats de 137 études indépendantes sur le lien entre la rémunération des dirigeants et la performance ainsi que la taille de l’entreprise, que la méthode adoptée permet d’agréger dans une optique de généralisation, les auteurs de cette étude montrent que la performance n’explique en moyenne que 5 % de la rémunération des dirigeants. Or, sachant que la taille de l’entreprise permet, pour sa part, d’expliquer près de 40 % de cette rémunération, c’est un résultat qui peut être jugé « décevant » au regard des prétentions normatives du modèle économique libéral :

‘« These results are consistent with Jensen and Murphy’s (1990) conclusion that "incentive alignment" as an explanatory agency construct for CEO pay is weakly supported at best. These authors found that the pay performance sensitivity for executive is approximatively $3.25 per $1,000 change in shareholder wealth, "small for an occupation in which incentive pay is expected to play an important role" » (Tosi et al., 2000, p. 330).’

Et ce sentiment de redoubler d’intensité quand on sait que cette incertitude quant à la justesse du système de rémunération des dirigeants se reporte sur d’autres techniques de rémunération, au premier rang desquelles les parachutes dorés – pour lesquels nous avons créé un être-fictif (« PARACHUTES-DORÉS @ », cf. ci-dessous). En effet, comme avec les stock-options, la distance est celle d’un parfait antagonisme entre ceux qui estiment que ce dispositif permet d’attirer des dirigeants talentueux en leur offrant une assurance contre les éventuels préjudices qu’ils pourraient subir dans l’exercice de leurs fonctions (notamment lors d’une OPA ou d’une fusion, voir Jensen, 1988 ; Lambert et Larcker, 1985 ; Small, Smith et Yildirim, 2007) et ceux qui y voient, au contraire, un outil de protection du dirigeant contre la discipline du marché (Shleifer et Vishny, 1989 ; Wade, O’Reilly et Chandratat, 1990 ; Subramaniam, 2001 ; Bebchuk, Fried et Walker, 2002 ; Bebchuk et Fried, 2004)… Antagonisme d’autant plus problématique qu’il est tout sauf le produit d’une campagne idéologique menée par de farouches « anti-libéraux », mais des observations faites par des auteurs chez qui prévaut une présomption d’efficacité…

Dès lors, on s’étonnera moins que certains théoriciens libéraux multiplient les efforts pour sauvegarder l’idée selon laquelle la justesse du système de rémunération des dirigeants n’est pas remise en cause pour autant ; ces derniers étant indispensables pour faire face aux critiques que les problèmes empiriques évoqués ci-dessus n’ont pas manqué d’engendrer à l’encontre du modèle libéral. Par exemple, c’est ainsi que Luis Gomez-Mejia défend la théorie de l’agence en avançant, contre des critiques externes visant la « sous-socialisation » de cette théorie (Bruce, Buck et Main, 2005 ; Lubatkin, Lane, Collin et Very, 2007), que cette dernière fournit des outils analytiques qui demeurent pertinents malgré des problèmes empiriques jugés propres à toute modélisation (Gomez-Mejia, Wiseman et Dykes (2005) et Gomez-Mejia et Wiseman (2007)46. Il faut dire que c’est une tâche d’autant plus importante que les critiques les plus fortes ne proviennent donc pas de « l’extérieur »… mais de l’intérieur même du camp libéral.

À la suite de travaux précurseurs (Crystal, 1991 ; Bertrand et Mullainathan, 2001 ; Bebchuk, Fried et Walker, 2002 ; Bebchuk et Fried, 2003), nous pensons plus précisément à l’ouvrage influent de Bebchuk et Fried (2004), dans lequel les problèmes de justesse qui se posent en matière de rémunération des dirigeants sont interprétés comme étant le revers des défaillances du conseil d’administration. C’est d’ailleurs dans l’objectif avoué d’améliorer les pratiques de rémunération des dirigeants que ces auteurs justifient les critiques adressées à l’encontre de ce dispositif, auquel les théoriciens du modèle économique libéral confèrent une importance cruciale dans la détermination d’une « juste rémunération des dirigeants » (chapitre 2). Preuve, par conséquent, que l’absence de consensus sur l’existence d’un lien empirique clair entre rémunération et performance devient le « lieu » d’un débat de fond sur la logique de la démonstration libérale :

‘« By providing a full account of how and why boards have failed to serve their critical role in the executive compensation area, we hope to contribute to efforts to improve compensation practices and corporate governance more generally. Understanding the source of existing problems is essential for assessing reforms » (Bebchuk et Fried, 2003, preface). ’

Après avoir présenté les problèmes que rencontre le modèle économique libéral au niveau empirique, nous revenons, ci-dessous, sur les principaux arguments déployés par les théoriciens du pouvoir managérial dans cette perspective.

Notes
46.

Le meme Luis Gomez-Mejia qui écrivait au début des années 1990 : « the literature on executive pay is rather than extensive (…) it is amazing how little we know about executive pay in spite of the massive volume of empirical work available on this topic » (Gomez-Mejia, 1994, p. 199).