1.2.1. Le dirigeant : un price maker ?

Dans le modèle économique libéral, nous avons montré que la combinaison entre dispositifs d’incitation et de contrôle est censée garantir l’ajustement du système de rémunération des dirigeants aux objectifs de « création de valeur » pour l’actionnaire. Suite aux observations que nous avons faites ci-dessus, toute la question est de savoir si les garanties offertes par ces dispositifs sont par conséquent suffisantes pour circonscrire l’ensemble des problèmes qui découlent de l’hypothèse d’opportunisme managérial. En effet, si l’on constate un certain nombre de contradictions empiriques en matière de rémunération des dirigeants, desquelles découlent des conflits d’interprétation entre les auteurs libéraux eux-mêmes, n’est-ce pas parce que ces garanties pourraient bien être « discutables », beaucoup plus en tout cas qu’elles ne le sont si l’on en reste aux principes les plus élémentaires du modèle (i.e. détermination de la rémunération comme prix du marché, cf. Chapas, 2006) ?

Difficile d’éviter cette question quand on a rappelé, d’une part, qu’une partie de l’activité du dirigeant consiste à définir la politique de rémunération de l’entreprise dans son ensemble – et donc également les conditions de sa propre rémunération – et que l’on doit admettre, d’autre part, qu’il n’y a aucune « bonne raison » de supposer que le dirigeant ne cherche pas à tirer profit d’une telle puissance (chapitre 2). Nous avons déjà insisté sur le fait que toute la complexité de la problématique de la justification de la rémunération des dirigeants tient même précisément à cette « spécificité » de la fonction managériale, qui permet à un dirigeant d’agir sur les règles qui président à la détermination de sa propre rémunération (Hill et Jones, 1992 ; Boyd, 1994 ; Conyon et Peck, 1998 ; Elhagrasey, Harrison et Buchholz, 1998 ; Grabke-Rundell et Gomez-Mejia, 2002) – là où n’importe quel salarié ne peut que négocier sa rémunération dans un cadre où les règles du jeu sont déjà établies.

Car, selon certains auteurs (Kerr et Bettis, 1987 ; O’Reilly, Main et Crystal, 1988 ; Wade, O’Reilly et Chandratat, 1990 ; Main, O’Reilly et Wade, 1995 ; Belliveau, O’Reilly et Wade, 1996 ; Sridharan, 1996), le dirigeant peut effectivement profiter de son statut pour exercer une « influence sociale » auprès des administrateurs chargés de le contrôler pour négocier une sur-rémunération et/ou un package avantageux : « CEOs of higher status than other CEOs should be more able to use their status to influence those who set their compensation » (Belliveau, O’Reilly et Wade, 1996, p. 1574). De même qu’il peut chercher à peser sur les décisions prises par les membres du comité de rémunération en choisissant les membres de ce comité, qui acceptent d’autant plus aisément de lui être inféodés que c’est le meilleur moyen, pour eux, de « protéger » leurs mandats (Zajac et Westphal, 1996 ; Hallock, 1997 ; Conyon et Peck, 1998). Notons, enfin, que le dirigeant peut également choisir les consultants chargés de faire les propositions en matière de rémunération des dirigeants (Newman et Mozes, 1999 ; Vafeas, 2003 ; Conyon, Peck et Sadler, 2009), ce qui lui offre la possibilité de jouer, là encore, de son influence sociale comme d’un levier d’enrichissement personnel (Bebchuk et Fried, 2004 et 2006).

Comme le remarquent les partisans du « self-serving executive model », autre nom donné à la théorie du « pouvoir managérial » (Bruce, Buck et Main, 2005), c’est ainsi que le « bon » fonctionnement de la logique libérale de justification de la rémunération des dirigeants se voit mis en doute par l’existence de conflit d’intérêts entre les dirigeants et les personnes qui sont normalement chargées de prendre les décisions sur le sujet en toute indépendance (chapitre 2) – et qui sont d’autant plus importants lorsque le dirigeant est également président du conseil d’administration (Boyd, 1995 ; Yeo, Pochet et Alcouffe, 2003). Certes, ce ne sont que des problèmes d’agence classiques dont il est question, mais à la différence près que ce sont des problèmes d’agence qui se posent au cœur des dispositifs censés résoudre… les problèmes d’agence existants entre actionnaires et dirigeants. De ce point de vue, la circularité est même totale car s’il existe un « marché des administrateurs » censé assurer la discipline de ses membres (Fama, 1980) – selon la logique que nous avons décrite dans le chapitre précédent à propos des dirigeants –, il est tout à fait compréhensible que les dirigeants usent de cette position de « juge et partie » pour « organiser la contractualisation » en leur faveur, soit de manière à augmenter au maximum leur rapport rétribution/contribution tout en réduisant leur risque avec l’appui des administrateurs (Crystal, 1991 ; Elhagrasey, Harrison et Buchholz, 1998 ; Bertrand et Mullainathan, 2001).