1.2.2. Quand la solution, c’est le problème

C’est pour cela que les théoriciens du pouvoir managérial voient dans la rémunération des dirigeants non pas seulement une « solution » possible au problème d’agence, mais également une dimension intégrante de ce problème : « executive compensation is viewed not only as a potential instrument for addressing the agency problem but also as part of the agency problem itself » (Bebchuk et Fried, 2003, p. 72). Pour eux, cette ambivalence est simplement due au fait que le « pouvoir managérial » peut l’emporter parfois sur l’efficience du système disciplinaire mis en place pour canaliser l’opportunisme managérial, les dirigeants ayant alors la possibilité de se comporter comme des  price makers» qui profitent par conséquent du faut que l’opportunisme des uns peut toujours se nourrir de l’opportunisme des autres (Milgrom et Roberts, 1997).

Aussi, c’est pour faire écho à ce constat que nous avons créé une catégorie d’entités intitulée « OPACITÉ ET CONFLITS D’INTÉRÊTS  », ce concept devant nous permettre de faire prise avec un problème qui est par conséquent crucial par rapport à l’épure théorique du modèle libéral : le « clanisme » qui préside parfois au fonctionnement des dispositifs de contrôle du dirigeant (Westphal et Stern, 2006). En effet, dès lors que les dirigeants sont en mesure de contrôler les processus de fixation de leurs rémunérations en passant des « contrats implicites » avec les personnes en charge de leur contrôle, c’est forcément dans ces termes que la question se pose. Car l’opacité et les conflits d’intérêts sont précisément ce qui empêche la logique libérale de s’appliquer comme cela devrait être le cas, soit de manière telle que le marché puisse jouer son rôle de Léviathan via la régulation contractuelle : « we agree that market forces place constraints on executive compensation. These constraints, however, are far from tight enough to ensure that compensation arrangements do not substantially deviate from what arm’s-length contracting would produce » (Bebchuk et Fried, 2003, p. 53).

Tableau 21 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « OPACITÉ ET CONFLITS D’INTÉRÊTS » (10 premiers représentants)
Tableau 21 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « OPACITÉ ET CONFLITS D’INTÉRÊTS » (10 premiers représentants)

Et ce problème d’être d’autant plus crucial qu’il n’est, in fine, que le revers des difficultés posées par l’« heuristique du pire » à partir de laquelle les théoriciens libéraux réfléchissent les problèmes liés à la justification de la rémunération des dirigeants. En effet, pour la cohérence de notre démonstration, il est important d’insister sur le fait que les idées avancées par les théoriciens du pouvoir managérial sont cohérentes avec l’anthropologie sous-jacente au modèle économique libéral ; ces derniers ne faisant que pousser un peu plus loin l’hypothèse d’opportunisme managérial autour de laquelle s’articule ce modèle. Dans leur revue de l’ouvrage de Bebchuk et Fried (2004), Core, Guay et Thomas (2005) font d’ailleurs remarquer que la théorie de l’agence et la théorie du pouvoir managérial sont, de ce point de vue, plus complémentaires que concurrentes : « the two perspectives are complementary, not competing, explanations. » (ibid., p. 1144).

D’après ces auteurs, les différences d’interprétation entre chacun des deux « camps » seraient simplement liées au fait que, contrairement aux premiers, qui vouent une absolue confiance dans les vertus d’un système disciplinaire fondé sur les « promesses » de la main invisible (soit la capacité supposée du marché à induire une autodiscipline managériale), les théoriciens du pouvoir managérial doutent qu’aucun dispositif d’incitation ou de contrôle n’ait le pouvoir de contrer totalement l’opportunisme managérial. Cela est visible dans le regard que les uns et les autres portent sur les scandales qui ont éclaté durant ces dernières années au sujet de la rémunération des dirigeants, les premiers y voyant de simples exceptions qui ne mettent pas en doute l’efficacité de la régulation marchande quand les seconds y voient, au contraire, une parfaite illustration des dysfonctionnements du système de régulation du comportement managérial. Ce qui permet de conclure cette première section en insistant sur le fait que le débat est ouvert à l’intérieur du « camp libéral », tout le problème étant de savoir laquelle de ces deux interprétations est la bonne : « the key issue is whether the problems Bebchuk and Fried discuss are examples of a few bad apples or are evidence that the whole barrel is rotten » (Core, Guay et Thomas, 2005, p. 1143). Pour ce faire, nous allons approfondir les raisons de cette dispute théorique dans la prochaine section, notamment pour montrer qu’elle est, dans tous les cas, le propre d’une pensée libérale qui se voit confrontée aux conséquences de son anthropologie fondatrice et, plus précisément, d’une hypothèse d’opportunisme des individus qui rend la clôture du modèle particulièrement problématique.