2.1.1. Un problème circulaire

L’argument selon lequel l’opportunisme du dirigeant est d’autant plus difficile à réguler qu’il peut s’exercer au cœur des dispositifs internes de gouvernement d’entreprise n’est pas une « découverte » des théoriciens du pouvoir managérial. A travers cette hypothèse, ces derniers ne font que reprendre des arguments développés auparavant par les théoriciens dits de « l’enracinement » – qui sont les premiers, en effet, à avoir travaillé à la généralisation de ce constat selon lequel les mécaniques de contrôle et d’incitation ne sont pas toujours assez efficaces pour contraindre les dirigeants à gérer l’entreprise en conformité avec les intérêts des actionnaires (Shleifer et Vishny, 1989 ; Blanchard, Lopez-de-Silanes et Shleifer, 1994 ; Gomez, 1996 ; Paquerot, 1996 ; Shleifer et Vishny, 1997).

Depuis le travail précurseur de Shleifer et Vishny (1989), ces théoriciens ont plus précisément insisté sur le fait que des dirigeants « rationnels » – c’est-à-dire calculateurs, dans un sens libéral – étaient susceptibles de développer des stratégies pour s’enraciner dans l’entreprise : « managers can expropriate shareholders by entrenching themselves and staying on the job even if they are no longer competent or qualified to run the firm » (Shleifer et Vishny, 1997, pp. 742-743). Revers, selon eux, d’un opportunisme qui les conduit à utiliser leur pouvoir et leur espace discrétionnaires à des fins personnelles, ils ont notamment montré que les dirigeants n’hésitent jamais à utiliser les moyens à leur disposition, soit leur capital humain ou les actifs de l’entreprise, pour accroître la dépendance de l’ensemble des partenaires de la firme aux ressources qu’ils contrôlent (Paquerot, 1996 et 1997 ; Alexandre et Paquerot, 2000) – spécialement la plus cruciale d’entre-elles : l’information (Stigliz et Edlin, 1995).

C’est ainsi que des dirigeants inefficaces, voire carrément incompétents, peuvent s’installer durablement à la tête d’une entreprise, y compris dans des environnements parfaitement concurrentiels (Hill et Jones, 1992). Car, sauf à postuler l’existence d’une contrainte venant circonscrire l’opportunisme managérial du dehors – qu’elle soit de nature politique ou autre –, ce qui remettrait en cause l’autonomie du dirigeant et ce qui est du même coup exclu de la logique libérale, l’enracinement managérial est une possibilité qui doit être admise en raison de l’axiomatique libérale elle-même (Gomez, 1996). De ce point de vue, les théoriciens de l’enracinement s’inscrivent eux-mêmes dans la lignée des travaux de Williamson et de la nouvelle théorie (économique) institutionnelle, qui s’est voulu en rupture avec une approche strictement marchande de la régulation via l’introduction de la régulation contractuelle (Williamson, 1963 ; 1975 ; 1985 ; 1991 ; Baudry, 1999 ; Baudry et Tinel, 2003).

S’il n’a pas, à proprement parler, approfondi la question de la rémunération des dirigeants, Williamson est même celui qui a le plus clairement mis en lumière les difficultés analytiques générées par l’hypothèse d’opportunisme des individus lorsque ces derniers sont, à l’instar des dirigeants, en capacité de jouer sur la rareté de leurs compétences pour se protéger de la discipline du marché. En cela, le problème bien perçu par Williamson est que la concurrence cesse de jouer son rôle disciplinaire en raison de la transformation fondamentale que la spécificité des actifs introduit dans la relation entre offreurs et demandeurs (Williamson, 1985). Globalement, le principe du raisonnement est connu : plus le nombre d’agents sur un marché est élevé, lorsque les actifs sont dits « génériques », moins l’opportunisme est possible, leur interchangeabilité étant presque totale. Par contre, dès qu’il y a limitation du nombre d’agents sur le marché, c’est à dire spécificité des actifs humains, l’opportunisme peut se généraliser, les individus pouvant alors tirer profit de leur « rareté » pour se comporter en « price-maker » et détourner à leur profit une partie de la richesse crée par l’entreprise.

Or, c’est justement le cas du dirigeant, pour lequel il est d’autant plus difficile de s’accorder sur le « juste prix » de ses talents supposés que ce dernier est capable, comme nous l’avons rappelé ci-dessus, d’influer sur les décisions qui sont prises sur le sujet. Du reste, il n’est pas innocent que certains théoriciens libéraux disent avoir besoin, pour étudier la rémunération des dirigeants, d’un modèle pouvant rendre compte de la mécanique d’allocation des rentes (Himmelberg et Hubbard, 2000). En effet, sachant que la « rente managériale » est considérée comme le supplément de rémunération possiblement capté par le dirigeant en raison de son pouvoir positionnel (Bebchuk, Fried et Walker, 2002), c’est le signe qu’ils ne sont pas dupes des difficultés qui se posent dans cette perspective ouverte par Oliver Williamson – à qui l’on doit d’avoir poussé le plus loin l’analyse des problèmes posés par l’hypothèse d’opportunisme managérial.