2.1.2. Le risque de hold-up

Ces difficultés sont visibles à travers le constat selon il apparaît aussi rationnel, pour le dirigeant, de se conformer aux exigences libérales de justification de la rémunération des dirigeants (i.e. rémunération fonction de la performance réalisée) que de tirer profit de sa situation pour tenter de réaliser un « hold up » dans l’entreprise. Popularisée dans la théorie économique libérale par le travail de Klein, Crawford et Alchian (1978) sur l’intégration verticale, cette expression symbolique de « hold up » nous permet d’insister sur le fait qu’à l’automaticité supposée de la relation entre « prix » et « valeur » de la pratique managériale dans l’épure théorique du modèle économique libéral, se substitue une équivocité typique d’une relation dans laquelle une déconnexion entre les deux est d’autant plus probable que la spécificité des actifs managériaux est forte.

Sur ce point, Gomez (1996) relève que la nuance entre « intérêt » et « opportunisme » n’est d’ailleurs pas bien établie dans le modèle économique libéral alors qu’elle joue un rôle crucial dans la démonstration selon laquelle un dirigeant rationnel est appelé à s’auto-discipliner pour bénéficier de son « dû » en toute légitimité :

‘« Il n’y a qu’une nuance entre intérêt et opportunisme, celle de savoir si les pratiques sont "moralement" admises ou non. On croit pouvoir s’en tirer en faisant de l’opportunisme un "self-interest unconstrained by morality". Mais il s’agit d’un tour de passe-passe, car on ne sait rien de ce qu’est cette morale, d’où elle vient, qui la définit, comment elle évolue. Lui faire jouer un rôle discriminant entre intérêt personnel et opportunisme, c’est lui donner un rôle essentiel et il faudrait alors l’intégrer dans le modèle, voire dans l’axiomatique. Or, si la morale peut être invoquée avec autant d’aisance, il serait plus simple de nier purement et simplement la possibilité d’opportunisme en supposant, par hypothèse, que les comportements des individus sont "moraux" » (Gomez, 1996, p. 107) 47 .’

En effet, qu’existe-t-il ex ante de tout comportement du dirigeant : l’opportunisme ou la morale ? Il est nécessaire de choisir car, d’après la logique analytique présentée au chapitre précédent, les dirigeants pourraient presque passer pour des individus ayant un certain sens de la « morale », comme s’ils s’auto-disciplinaient autant par « devoir » que par « intérêt ». Mais au fond, cela importe assez peu car, dans l’univers libéral, le doute sur le comportement du dirigeant plaide dans le sens de son opportunisme possible, comme nous l’avons déjà relevé dans le chapitre précédent à la suite de Gomez (1996). Et c’est bien là que le problème de justification de la rémunération des dirigeants se pose dans toute sa complexité sachant qu’il est impossible de prévoir, pour mieux les circonscrire, toutes les manifestations possibles d’un opportunisme managérial qui n’est jamais constant et, de fait, parfaitement non calculable.

Après avoir vu, au chapitre précédent, que le marché a besoin de l’appui des institutions de régulation comme le conseil d’administration pour influencer la rémunération des dirigeants, cela permet de conclure provisoirement en insistant sur la régression à l’infini des conflits d’intérêts que produit la relation d’agence. En effet, dès lors que l’opportunisme du dirigeant joue sur les instances de régulation elles-mêmes, les problèmes d’agence redoublent à tel point qu’il devient impossible de garantir la justesse du système. Nous allons voir ci-dessous que cela oblige les théoriciens libéraux à reconsidérer l’interprétation selon laquelle on devrait se réjouir d’avoir des dirigeants bien payés (chapitre 2) ; la rémunération des dirigeants entendue comme « juste prix » perdant effectivement de sa pertinence à partir du moment où elle peut passer pour refléter non plus uniquement la rareté de ses talents, mais aussi l’étendue de son opportunisme.

Notes
47.

Sur ce point, Gomez-Mejia et al. (2005) apportent néanmoins des précisions, dont on appréciera le caractère casuistique : « some agency theorists (admittedly including us in some of our earlier works) have used the term "sefl interest" and "opportunism" interchangeably, thus attributing agency theory with a cynical portrayal of human nature. Following Jensen’s clarification of self interest (Jensen, 1994; Jensen et Meckling, 1994), we suggest that agency theory does not assume opportunism on the part of the agent, but simply that the agent has sel-interest which can manifest under certain conditions » (Gomez-Mejia et al., 2005, p. 1508).