2.2.1. Les limites du langage des prix

Dans la théorie économique standard et, par extension, dans le modèle économique libéral, rappelons que le prix est censé offrir une traduction fidèle, en termes monétaires, de la valeur des produits et/ou services qu’il sanctionne ; jouant par là-même le rôle d’un vecteur d’information sur leur « rareté ». Dans le traitement que les théoriciens du modèle économique libéral réservent à la problématique de la justification de la rémunération des dirigeants, c’est ce principe qui fonde l’interprétation selon laquelle on devrait par conséquent se réjouir d’avoir des dirigeants bien payés (chapitre 2). Bien que « rassurante », cette lecture plutôt optimiste est interrogée à partir des controverses théoriques que nous avons rappelées ci-dessus. En effet, une fois l’idée admise que la justesse de la rémunération des dirigeants peut être mise en doute par l’existence d’un pouvoir managérial, on ne peut plus conclure que la rémunération des dirigeants est justifiée par leurs performances réelles sans risquer de se tromper.

Ce point peut être illustré en revenant sur le cas particulier des stock-options qui, si elles sont souvent présentées comme un incontournable dispositif permettant d’aligner la rémunération des dirigeants sur leurs performances, n’en sont pas moins assises sur un mécanisme qui peut facilement être dévoyé dès lors que l’opportunisme s’insinue jusque dans les procédures d’alignement (Bebchuk et Fried, 2005). Par exemple, les théoriciens libéraux savent que les dirigeants peuvent pratiquer le « buy back » (i.e. rachat d’actions par l’entreprise) pour faire grimper artificiellement le bénéfice net par actions et, par voie de conséquence, la valeur des stock-options indépendamment des performances réelles des entreprises qu’ils gouvernent (Ikenberry et Vermaelen, 1996). Certes, cela aligne momentanément l’intérêt des actionnaires et celui des dirigeants, mais ne signifie rien quant aux performances réelles de l’entreprise. De même, les théoriciens libéraux savent que le conseil d’administration peut lui aussi décider de réévaluer le prix d’exercice des options (politique dite de « repricing ») de manière à en préserver le pouvoir incitatif suite à une chute des cours de bourse, ce qui contribue, là aussi, à déconnecter la relation entre la rémunération des dirigeants et la performance des entreprises matérialisée par le résultat financier (Chance, Kumar et Todd, 2000 ; Avinash et Huey-Lian, 2004).

Sur un ton ironique, c’est ainsi que Joseph Stiglitz (2003) avance la formule « face, je gagne, pile tu perds » pour dénoncer le fait que les stock-options puissent être instrumentalisées par des dirigeants opportunistes et mises au service d’une rémunération sans lien immédiat avec la performance. Suite à ce constat, d’après lequel il est difficile de garantir une parfaite correspondance entre le prix du dirigeant et sa valeur opérationnalisée par la performance de l’entreprise, nous avons donc choisi de créer une catégorie d’entités « ÉTATS CRITIQUES ET DÉFAILLANCES  ». Pour nous, la création de ce concept, qui renvoie à un univers de sens symétrique de celui dont la catégorie d’entités « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE » du chapitre 2 rend compte, permet de fixer une seconde borne à l’intérieur de laquelle se déroulent les débats sur la rémunération des dirigeants dans le cadre libéral : d’un côté la « performance » ; de l’autre son « absence ».

Tableau 22 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « ÉTATS CRITIQUES ET DÉFAILLANCES » (10 premiers représentants)
Tableau 22 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « ÉTATS CRITIQUES ET DÉFAILLANCES » (10 premiers représentants)

En effet, dès lors que l’on ne sait pas si le marché l’emporte ou non sur le pouvoir managérial dans les déterminants de cette rémunération, c’est bien dans ce cadre que se joue le problème d’interprétation du prix du dirigeant, ce dernier pouvant tout aussi bien traduire une « juste » rémunération (i.e. liée à la performance) qu’une « injuste » rémunération (i.e. déconnectée de la performance). C’est ce que les controverses théoriques autour du mouvement d’inflation des rémunérations patronales permettent d’illustrer ; ce dernier étant tantôt interprété comme une conséquence de l’exacerbation de la concurrence pour recruter les dirigeants les plus « talentueux » du marché (Kaplan, 2008a, 2008b ; Gabaix et Landier, 2008 et 2009), tantôt interprété comme la résultante d’un excès de pouvoir managérial (Bertrand et Mullainathan, 2001 ; Bebchuk, Fried et Walker, 2002 ; Bebchuk et Fried, 2003 et 2004 ; Weisbach, 2007).