2.2.2. Le marché face à l’inflation

Dans un contexte où l’on assiste à une rupture potentielle entre la « valeur » de la pratique managériale et sa traduction sous la forme d’un « prix », cela permet de redécouvrir que le langage des prix est beaucoup plus confus en matière de rémunération des dirigeants que cela est implicitement supposé dans l’épure théorique du modèle économique libéral. De ce point de vue, on peut dire que le choses ont donc considérablement évolué depuis que Jensen et Zimmerman (1985) s’étonnaient de l’intérêt porté par de nombreux observateurs à la seule problématique des dirigeants « trop payés » car, désormais, cette question du « trop » est placée comme une écharde dans la justification libérale de la rémunération des dirigeants (Kolb et al., 2006).

Signal fort, Michael Jensen a lui-même reconnu, en revenant sur les articles coécrits avec Kevin Murphy au tournant des années 1980 (Jensen et Murphy, 1990a et 1990b), que si des dirigeants comme Jack Welch ou Richard Grasso, respectivement ex-PDG de General Electric et du New York Stock Exchange réputés pour leurs performances, n’étaient plus à l’abri de la fustigation publique, c’est que cette question méritait d’être posée au regard des changements intervenus durant les années 1990 : « as we know, things have changed dramatically since these words were written » (Jensen, Murphy et Wruck, 2004, p. 1). C’est ainsi que la question académique s’est déplacée de la justification des rémunérations patronales à la justification de l’inflation qu’elles ont connues depuis trente ans. Le problème économique sous-jacent n’est plus tout à fait du même ordre car, dès lors, s’ouvre un espace nouveau pour les controverses en matière de rémunération des dirigeants.

En témoigne l’extrait d’une interview commune donnée par Michael Jensen et Robert Monks sur les « forces » et « faiblesses » du gouvernement des entreprises américaines :

‘« I [Michael Jensen] think we can do a lot better in designing executive pay packages. We have a system that pays CEOs enormous bonuses for creating value, which I think is a good thing on the whole. But, at the same time, our system pays many executives large bonuses even when they destroy value, and that is something that clearly needs to change (…) [Robert Monks] As Mike was just suggesting, it is amazing how little we know about the important factors and forces in setting the compensation of top executives (…) The difficulty at the moment is that the balance of power is with managements and boards. As we've been discussing at some length, the board views themselves as working for the CEO, so they're not going to be very effective in limiting the power of top management » (Jensen et Monks, 2008, p. 146). ’

De cet extrait, il ressort, en effet, que la tradition libérale accouche d’un constat trivial (« nous savons peu de choses ») qui nous ramène à l’incertitude sur la signification du prix et, plus singulièrement, de la rémunération des dirigeants dans un contexte inflationniste qui contribue à rendre l’explication par le marché sinon suspecte, du moins contre-intuitive (Bogle, 2008 ; Walsh, 2008). C’est ainsi que l’inflation des rémunérations finit par alimenter l’inflation du débat théorique lui-même, comme le font justement remarquer Bebchuk et Grinstein (2005) dans la conclusion de leur article : « the escalation of pay that we document cannot by itself resolve the debate concerning the extent to which managerial influence shapes the market for executive pay. The rise of pay, however, does increase the importance of this debate and the questions it raises. The stakes are large. ». Ce qui, après avoir montré les correspondances qui existent entre le modèle théorique et le discours des acteurs, laisse à penser que ces difficultés pourraient donc aussi rejaillir dans la controverse publique sur le sujet. Eclairer ce point sera l’objet de la prochaine section.