3.1.1. « Lorsque l’échec enrichit, il y a un problème »

Dans le chapitre précédent, nous avons eu l’occasion de relever que la rémunération des dirigeants jugés performants sur le plan économique, tel l’ex-PDG de l’Oréal Lindsay Owen-Jones, ne suscite aucune polémique. Selon notre interprétation, c’est un signe sur le fait que les acteurs sont influencés par la logique du modèle économique libéral et, plus précisément, par cette « idéologie de la performance » selon laquelle les patrons les plus compétitifs sont justifiés à obtenir des récompenses à la hauteur de leur « talent ». Par contraste, c’est aussi ce que la communication autour des « pires rapports » entre la rémunération des dirigeants et la performance de l’entreprise tend à indiquer, à savoir que des liens unissent ainsi les acteurs de la controverse publique et les théoriciens libéraux autour d’un principe de justification fondé sur la reconnaissance de l’« excellence économique » :

‘« Mais voici que le magazine Forbes dresse son propre palmarès des pires rapports qualité-rémunération du patronat. En tête, Peter Cartwright, payé 13 millions de dollars en moyenne depuis cinq ans chez Calpine, malgré des résultats en baisse de 7 %. Le New York Times, lui, épingle le revenu de 12,5 millions, en hausse de 41 %, de Sidney Laurel, chez le géant pharmaceutique Eli Lilly, malgré la chute de 29 % des bénéfices et de 17 % du prix de l'action maison. Quant à Christiana Wood, responsable des investissements de Calpers, énorme fonds de pension californien, elle se répand dans la presse pour dénoncer "le divorce de plus en plus profond entre la rémunération et les performances des patrons". » (L’Express, 02/05/05).’

Que le magazine américain Forbes, qui n’est pas à proprement parler une production de la gauche antilibérale, se soit fait une spécialité de ces opérations de dévoilement des situations de « divorce » entre la rémunération des dirigeants et leurs performance est significatif. En effet, mettre en évidence un dysfonctionnement systématique, c’est manifester, d’une part, que cela devrait fonctionner différemment (i.e. il devrait toujours y avoir un lien visible entre la rémunération et la performance) et insinuer, d’autre part, que cette rupture du « contrat de performance » n’est pas accidentelle... et certainement pas déliée des polémiques sur la rémunération des dirigeants. Les dysfonctionnements, voire la « dérive » du système libéral, deviennent alors le moteur de critiques et de dénonciations qui ne sont pas le fait des seules voix « subversives et anticapitalistes » :

‘« Traditionnellement, la dénonciation des excès des rémunérations patronales était plutôt le fait de leaders syndicaux et d'activistes plaidant pour une meilleure gouvernance d'entreprise. Depuis les affaires Enron, WorldCom et Tyco, pour ne citer qu'elles d'autres voix, que l'on ne peut soupçonner d'être subversives ou anticapitalistes, ont rejoint le cercle des responsables écœurés par la dérive d'un système qui était supposé récompenser les bonnes performances des patrons et de leurs collaborateurs. » (Le Figaro Economie, 28/10/2002, nous soulignons).
« Ce qui pose problème, c’est l’établissement du lien entre performance et rémunération : où est le lien lorsque la rémunération du dirigeant continue à augmenter, alors que les résultats de l’entreprise se dégradent ou que la gestion devient périlleuse ? C’est sur ce point que nous estimons qu’il faut tirer le signal d’alarme. » (Xavier De Roux, audition parlementaire d’Hélène Ploix, 15/10/2003, nous soulignons).
« Le but n'est pas de vilipender le fait que des dirigeants de grandes entreprises touchent des rémunérations élevées mais de pointer des dysfonctionnements, c'est-à-dire des écarts entre rémunération et résultat. » (Rapport d’information sur la réforme du droit des sociétés, 02/12/2003).’

En France, le « cas Forgeard » est sans doute l’évènement le plus exemplaire sous ce rapport, soit celui qui permet d’illustrer le mieux les problèmes de justification qui se posent lorsque des décalages sont observés entre la rémunération d’un dirigeant et la performance de son entreprise. Faisant suite aux annonces d’un retard de livraison de l’Airbus A380 et de la suppression de plusieurs milliers d’emplois dans l’entreprise, l’annonce du départ de Noël Forgeard avait effectivement donné lieu à une dénonciation quasi unanime de l’indemnité qui lui était promise alors que ce dernier était déjà soupçonné d’avoir commis un délit d’initié lors de la levée de ses stock-options. Dans un contexte marqué par l’omniprésence d’une idéologie libérale, c’est le signe que les acteurs de la controverse ne s’accommodent pas du sentiment que Noël Forgeard s’est enrichi en dépit de ses échecs :

‘« "Il ne me semble pas tout à fait normal qu'on récompense des gens dont on ne peut pas dire que ce soit une réussite brillante", a jugé Nicolas Sarkozy. » (Le Figaro, 13/04/2007, nous soulignons).
« L'ancien coprésident exécutif d'EADS et ex-PDG d'Airbus, Noël Forgeard, a donc touché plus de 6 millions d'euros lors de son départ en 2006 du groupe européen, auxquels s'ajoute une prime de non-concurrence de 2,4 millions d'euros, selon un document destiné aux actionnaires d'EADS. La divulgation de cette généreuse prime de départ a déchaîné les passions hier, syndicats et candidats à l'élection présidentielle dénonçant des "primes à l'incompétence". » (Le Progrès, 12/04/07, nous soulignons).
« "Que Noël Forgeard quitte EADS avec 5,8 millions d'euros d'indemnités, somme qui correspond à deux ans de son salaire, alors qu'il a manifestement commis une erreur de management, n'est pas acceptable. Lorsque l'échec enrichit, il y a un problème", note Thierry Aimar, maître de conférences à l'université de Nancy-II et Paris-I-Sorbonne et auteur d'un livre à paraître en novembre sur le sujet. » (Les Echos, 31/10/2006, nous soulignons).
« L'opinion publique est prompte à s'indigner de la rémunération de certains dirigeants d'entreprise considérée comme excessive, en particulier dans un pays comme la France, dont les citoyens se disent attachés à l'égalité. Cette question est revenue au premier plan de l'actualité à l'occasion de quelques cas récents de départs de dirigeants dotés de parachutes dorés. Il en est ainsi, en particulier, de la firme EADS, dont l'ancien président, Noël Forgeard, est parti avec la belle somme de 8,5 millions d'euros, ce qui a d'autant plus choqué qu'EADS connaît de graves difficultés et licencie un grand nombre de salariés. » (Les Echos, 28/05/2007, nous soulignons).’

Rémunérer des dirigeants « dont on ne peut pas dire que ce soit une réussite brillante », voilà, de manière « euphémisée », ce que les acteurs de la controverse avaient autrement dit du mal à accepter pour se montrer aussi « unis » dans la dénonciation d’un dirigeant qui, jusque là, n’avait jamais éveillé le moindre soupçon ni même fait parler de lui. Indice fort dans ce sens, les textes du corpus à l’intérieur desquels Noël Forgeard est en position d’acteur dominant (18 textes) sont, par rapport aux textes où il est absent (939 textes), marqués par un accroissement des catégories d’entités « MODES DE PROTESTATION » (+ 110 %) et « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » (+ 73 %) qui fait écho à celui de la catégorie d’entités « ÉTATS CRITIQUES ET DÉFAILLANCES » (+ 73 %). De cette observation, on en déduit que les acteurs de la controverse ont tendance à se représenter Noël Forgeard comme l’archétype du « mauvais dirigeant » dénoncé par Claude Bébéar (chapitre 2, section 3), ce dernier étant associé, dans leurs discours, à des univers de sens qui dénotent l’existence d’un désordre de justification. C’est d’ailleurs quand elles sont prises dans leur ensemble que ces régularités discursives sont les plus symptomatiques : l’association des thèmes de la protestation et de la dénonciation avec celui de « l’absence de performance » confirmant, semble-t-il, que c’est bien le décalage entre rémunération des dirigeants et performance de l’entreprise qui est l’un des principaux motifs d’indignation des acteurs de la controverse :

‘« Permettez-moi de ne pas comprendre ! Aujourd’hui, au XXIème siècle, on gagne davantage sa vie en étant un PDG "viré" qu’un créateur d’entreprise qui a réussi et qui vend son entreprise ! Cela veut dire que la morale n’existe plus et que le système libéral est mis en péril. » (Pascal Clément, audition parlementaire de Xavier Fontanet, 09/07/2003, nous soulignons).
« Que les choses soient claires : je suis un libéral, je trouve tout à fait naturel que la rémunération d'un dirigeant augmente avec les profits de son entreprise. De même, je comprends parfaitement que, pour attirer les dirigeants les plus performants, les entreprises mettent en place des systèmes de rémunération attractifs. Mais c'est aussi parce que je suis un libéral que je trouve tout à fait anormal que ces mêmes dirigeants voient leur rémunération augmenter alors que leur entreprise perd de l'argent. Et quand ils reçoivent d'énormes indemnités de départ en laissant la société exsangue, je suis choqué ! » (Pascal Clément, Les Echos, 08/10/03, nous soulignons).
« "Lorsqu'un dirigeant a réussi, il n'y a rien d'anormal à ce qu'il bénéficie d'une rémunération élevée, voire de gains en capital", admet le sénateur Philippe Marini. Mais "ce qui est choquant, c'est l'échec récompensé", insiste le rapporteur général de la commission des Finances, en citant les cas des anciens patrons Vivendi et Alcatel (...) "Une entreprise en situation de blocage industriel telle qu'EADS et dont le coprésident commence à se servir en bénéficiant d'avantages financiers est bien une situation d'échec récompensée". » (Les Echos, 18/06/2007, nous soulignons).’
Tableau 23 - Variation des catégories d’entités « MODES DE PROTESTATION », « ÉTATS CRITIQUES ET DÉFAILLANCES » et « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » dans les textes à l’intérieur desquels Noël Forgeard est en position d’acteur dominant
Tableau 23 - Variation des catégories d’entités « MODES DE PROTESTATION », « ÉTATS CRITIQUES ET DÉFAILLANCES » et « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » dans les textes à l’intérieur desquels Noël Forgeard est en position d’acteur dominant

Dès lors, on peut penser que les acteurs de la controverse sont sans doute nombreux à partager le « malaise » d’un libéral affiché comme Pascal Clément. Car si tous ne revendiquent pas une appartenance libérale de manière aussi explicite, la position de celui qui était alors Président de la mission d’information sur la réforme du droit des sociétés est assez représentative de la manière dont les acteurs de la controverse font plus généralement « prise » avec ces situations où c’est l’échec qui se voit récompensé. La position des syndicalistes dans l’affaire Forgeard offre une très bonne illustration de ce phénomène, ces derniers étant tous réunis dans la dénonciation de la non-réalisation des « promesses » du libéralisme :

‘« Denis Bertrand, représentant CFE-CGC au comité d’entreprise : "Plus de 6 millions d’euros, c’est extrêmement choquant ! Si Noël Forgeard a été remercié, c’est que ses résultats n’étaient pas satisfaisants. Il nous a conduits à la situation que l’on connaît aujourd’hui, avec des – restructurations, 10 000 emplois supprimés en Europe dont 4 300 en France. Les salariés vont devoir accepter des suppressions de postes, et à côté de cela des responsables partent avec des parachutes dorés. La pilule est vraiment amère ! (…)"
Jean-François Knepper, délégué syndical central FO : "Le premier scandale, c’est que c’est légal. Noël Forgeard n’a pas volé cet argent ni enfreint la loi. Le deuxième, c’est que ce "golden parachute" survient au moment du plan de restructuration – Power 8 et de la crise d’Airbus, elle-même liée à un mauvais management de l’entreprise. (…) Georges Daout, secrétaire CGT à Toulouse "Nous sommes opposés à ces pratiques de parachutes dorés et de stock-options car elles sont le symbole que Forgeard ne travaillait pas pour le bienfait de l’entreprise. (…) Le monde tourne à l’envers ! Forgeard a fait des erreurs et on lui donne une retraite à vie". » (L’Humanité, 12/04/2007, nous soulignons).’

Loin d’être un gage de stabilité sociale, c’est ainsi que l’attachement des acteurs aux « valeurs libérales » se traduit par une incompréhension devant certaines pratiques de rémunération des dirigeants qui, de Nicolas Sarkozy et Pascal Clément jusqu’aux représentants de la CGT et de FO, se transforme en un moteur de polémiques. Au-delà du cas Forgeard, c’est un point que l’on peut d’ailleurs observer à travers la comparaison des textes du corpus à l’intérieur desquels les catégories d’entités « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE  » et « ÉTATS CRITIQUES ET DÉFAILLANCES  » sont respectivement dominantes (46 textes pour le premier sous-corpus ainsi constitué, 33 pour le second). Les résultats de cette comparaison montrent, en effet, que lorsque l’on passe de l’univers de sens de la performance à son contraire, se met en place un régime de discours beaucoup plus « critique ». On relève notamment les hausses que connaissent les catégories d’entités « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » (+ 177 %) et « MODES DE PROTESTATION » (+ 162 %) lorsque le sujet des défaillances est central dans le discours des acteurs, preuve que les « dénonciations » et « protestations » suscitées par le cas Forgeard rendent compte d’un problème de justification plus général. Parallèlement à la hausse que rencontre la catégorie d’entités « CONTROVERSES ET POLÉMIQUES » (+ 244 %) dans le second des deux sous-corpus, il est d’ailleurs intéressant de relever que la catégorie d’entités « OPPORTUNISME ET DÉMESURE » connaît, elle aussi, une augmentation des plus notables (+ 289 %), ce qui laisse à penser que les acteurs de la controverse font là encore le lien entre des problèmes qui mettraient en péril la « justice » attendue du système libéral et l’opportunisme supposé du dirigeant :

‘« Et de citer cette anecdote où un très grand patron, qui devait faire un "road show" aux États-Unis, est arrivé dans son bureau paniqué à l'idée de devoir communiquer son salaire et le justifier par rapport à ses résultats dans l'entreprise ! » (Le Figaro Economie, 11/12/1998, nous soulignons).’
Tableau 24 - Résultats de la comparaison entre les textes où la « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE » est « dominante » et les textes où la rhétorique des « ÉTATS CRITIQUES » est dominante
Tableau 24 - Résultats de la comparaison entre les textes où la « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE » est « dominante » et les textes où la rhétorique des « ÉTATS CRITIQUES » est dominante

La « panique du patron » à l’idée de devoir communiquer sa rémunération en même temps que les résultats de l’entreprise est un syndrome intéressant de ce point de vue. Si l’idée même de devoir justifier sa rémunération au regard des résultats de l’entreprise peut placer un « très grand patron » dans un tel état d’esprit, c’est que les dirigeants sont sans doute conscients, en référence aux principes de la justesse libérale, des risques auxquels ils s’exposent lorsque la performance n’est pas au rendez-vous : voir leurs rémunérations dénoncées comme un produit de leur hybris. Dès lors, reste à savoir, pour « valider » ou non l’hypothèse d’après laquelle les polémiques sur le sujet réfléchissent les contradictions du modèle économique libéral, si les acteurs font le lien entre ces problèmes de justification qui peuvent se poser en matière de rémunération des dirigeants et l’ambivalence des outils utilisés pour satisfaire (théoriquement) à l’exigence de rémunération de la performance.