3.1.2. Du dévoiement de certaines techniques de rémunération des dirigeants

Il s’agit alors de se (re-)préoccuper de la façon dont ils perçoivent des outils dont la fonction est de lier la rémunération des dirigeants à la réalisation du pacte libéral… mais dont nous avons vu qu’ils pouvaient être soumis aux intérêts des dirigeants compte tenu d’un rapport de force en leur faveur. Pour ce faire, commençons par nous intéresser aux « parachutes dorés » en repartant du cas Forgeard, qui offre de nouveau une prise intéressante à exploiter de par sa dimension spectaculaire : un homme peu connu, une entreprise en grande difficulté, une prime de départ exceptionnellement élevée. Observons notamment ce qui fut mis en question au-delà du seul « niveau » de la rémunération, pour nous arrêter plus précisément sur cet « abus de bien social » auquel Nicolas Sarkozy fit référence en évoquant le parachute doré de Noël Forgeard, comme le fit après lui Colette Neuville, présidente de l’Association de défense des actionnaires minoritaires réputée pour son activisme :

‘« Je veux dire à ce grand patron [Noël Forgeard] dont la gestion est un échec et qui négocie une prime d'éviction en forme de parachute en or qu'il est légitime que la réussite paye, mais qu'il est scandaleux que l'échec enrichisse et que son parachute en or n'est rien d'autre qu'une forme d'abus de bien social. » (Nicolas Sarkozy, Les Echos, 18/06/2007, nous soulignons).
« C’est purement et simplement de l’abus de bien social. Il n’y a aucune raison pour qu’on accorde aux patrons des indemnités de départ, comme s’ils étaient licenciés. » (Colette Neuville, La Croix, 07/10/2008, nous soulignons).’

Dans un contexte marqué par le syndrome du « patron-voyou » (chapitre 2), cette accusation est effectivement significative si l’on admet qu’elle tend à indiquer d’emblée que ce n’est pas tant la pratique des parachutes dorés qui suscite des réserves de la part des acteurs que son détournement par des patrons incompétents et opportunistes. En somme, si les parachutes dorés cristallisent les polémiques, comme cela est visible à travers le quasi doublement (+ 97 %) de la catégorie d’entités « CONTROVERSES ET POLÉMIQUES  » dans les textes du corpus à l’intérieur desquels l’être-fictif PARACHUTES-DORÉS @ est en position d’« acteur dominant », c’est que les acteurs de la controverse y voient la mainmise des dirigeants sur les mécanismes déterminants leurs rémunérations. Toujours à propos du parachute doré de Noël Forgeard, c’est ainsi que Jean-Marie Le Pen exprimait lui-même un avis allant dans ce sens :

‘« "Que quelqu'un qui a conduit l'entreprise à un échec, qui s'en va avec le paquet, cela me paraît être du gangstérisme mondain", a estimé de son côté le candidat FN Jean-Marie Le Pen. » (AFP, 21/04/2007, nous soulignons).’
Tableau 25 - Variation de la catégorie d’entités « CONTROVERSES ET POLÉMIQUES » dans les textes à l’intérieur desquels « PARACHUTES-DORÉS@ » est en position d’acteur dominant
Nom de la catégorie Variation en %
CONTROVERSES ET POLÉMIQUES  + 97

En effet, en qualifiant de « gangstérisme mondain » le genre de situations où un dirigeant se voit attribuer une indemnité de départ en dépit de ses échecs, le président du front national fait, de manière implicite, écho au problème posé par l’opportunisme managérial en matière de rémunération des dirigeants. En d’autres termes, si ce dernier n’a jamais fait étalage de son attachement pour les valeurs libérales, ce qui est un doux euphémisme, il fait par là-même un commentaire dont l’esprit est très… libéral. On en déduit que l’exemple du parachute doré de Noël Forgeard témoigne donc, en creux, d’un échec du « juste prix » des dirigeants dans un monde où ce dernier s’évalue à l’aune de leurs performances révélées sur le marché. C’est ce que le cas « Daniel Bernard » permet lui aussi d’illustrer, à savoir que la polémique prend donc corps à partir d’un excès inflationniste qui témoigne, pour sa part, de la pathologie d’un système de prix supposé vertueux :

‘« Evincé début février pour ne pas avoir réussi à redresser les performances et le cours de Bourse de Carrefour, Daniel Bernard est parti avec l'assurance d'un complément de retraite, une retraite chapeau, d'un montant de 29 millions ainsi que le versement sur quatre ans de trois ans de salaires, soit 9,8 millions au total, au titre de sa clause de non-concurrence. S'expliquant de Chine, où il accompagnait le Premier ministre, l'intéressé a tenté de minimiser : "Quand on dit que la somme a été versée et que je suis parti avec cette enveloppe, c'est totalement faux. C'est une erreur d'interprétation. (...) Il n'y a pas eu d'indemnité de départ, mais l'application d'un contrat ancien. (…) C'est taxable, je touche donc moins de la moitié de cette somme", a-t-il expliqué, avant d'ajouter : "Ce n'est pas un cadeau parce que je ne peux pas faire le métier". Face à ce pactole de près de 40 millions d'euros, les explications de l'ex-PDG n'ont pas suffi à calmer la polémique, alimentée par les salariés du groupe, des actionnaires, des patrons (Yvon Jacob, candidat à la présidence du Medef, ou Jean-François Roubaud, président de la CGPME) et des hommes politiques. » (Les Echos, 25/04/2005).’

En dépit des efforts fournis par l’ex-PDG de Carrefour pour dénoncer un « amalgame » concernant les révélations sur sa retraite-chapeau, le cas Daniel Bernard confirme, en d’autres termes, que la polémique se comprend en référence à un modèle libéral qui, pour sa part, ne justifie plus rien si ses « promesses » ne sont pas réalisées. Si l’on répète la comparaison que nous avons faite ci-dessus entre les textes du corpus dans lesquels les catégories d’entités « RHÉTORIQUE DE LA PERFORMANCE » et « ÉTATS CRITIQUES ET DÉFAILLANCES » sont respectivement dominantes, on relève que les « PARACHUTES - DORÉS@ » et les « retraites-chapeau » sont d’ailleurs très bien représentés dans le régime de discours « critique » qui imprègne le second de ces deux sous-corpus, chacune de ces formes de rémunération y connaissant des hausses de 284 % et 194 %. Or, ce constat témoigne clairement du fait que se dessine ainsi comme un nouvel effet de miroir entre le modèle libéral et le discours des acteurs, mais cette fois autour de l’ambivalence de pratiques de rémunération des dirigeants qui touchent au « point sensible » de la justification libérale, et dont certains acteurs n’hésitent pas à faire le « symbole des dérives du capitalisme » :

‘« Ce sont en fait les indemnités de départ qui cristallisent la contestation. Elles touchent en effet le point sensible : le lien entre rémunération et performance. » (Les Echos, 24/04/2007).
« La polémique n'est donc pas close alors qu'aux Etats Unis comme en Europe, les « parachutes dorés » et les « retraites chapeau » sont devenus le symbole des dérives du capitalisme. » (Le Monde, 08/10/2008).’
Tableau 26 - Variation de l’être-fictif « PARACHUTES DORES@ » et des « retraite(s) chapeau » quand on compare les textes où la « RHETORIQUE DE LA PERFORMANCE » est « dominante » avec les textes où la rhétorique des « ETATS CRITIQUES » est dominante
Tableau 26 - Variation de l’être-fictif « PARACHUTES DORES@ » et des « retraite(s) chapeau » quand on compare les textes où la « RHETORIQUE DE LA PERFORMANCE » est « dominante » avec les textes où la rhétorique des « ETATS CRITIQUES » est dominante

Pour reprendre une expression extraite du très sérieux rapport d’information sur la réforme du droit des sociétés (02/12/2003, p. 40), c’est ainsi que règne un certain « flou artistique » en matière de rémunération des dirigeants, les discours polémiques des acteurs présentant des régularités qui font directement écho aux doutes émis par des auteurs libéraux à l’encontre de certaines techniques utilisées pour rémunérer les dirigeants d’entreprise.Si elles sont régulièrement présentées comme l’indispensable vecteur pour rémunérer les dirigeants en fonction de leurs performances, on relève que les stock-options font elles-mêmes, sur ce point, l’objet de critiques qui viennent rappeler les arguments développés dans la première section de ce chapitre :

‘« En effet, les stock-options présentent un défaut majeur, dans la mesure où c’est un jackpot qui peut être énorme sans que le dirigeant ait joué un grand rôle pour ce faire. En effet, même si la performance de l’entreprise est modeste, il suffit que le marché monte. Et, à l’inverse, quand les marchés s’effondrent, même si un patron a été très performant par rapport à ses concurrents dans la gestion de son entreprise en lui faisant traverser la crise sans dégâts, ses stock-options, du jour au lendemain, ne valent plus rien. C’est la raison pour laquelle j’ai quelques hésitations à faire des stock-options l’instrument idéal pour la rémunération d’un chef d’entreprise. » (Jean-Marie Messier, audition parlementaire, 15/10/2003).’

Le propos de Jean-Marie Messier, exposant les « défauts » de cette pratique de rémunération devant la commission d’enquête parlementaire sur la réforme du droit des sociétés, constitue un signal remarquable de ce point de vue. On se rappelle, en effet, que l’ex-PDG de Vivendi Universal avait été un fervent promoteur du système des stock-options, dont il n’hésitait pas à vanter les mérites durant son mandant, allant même, en 2002, jusqu'à proposer de distribuer pour près de 2 milliards d’euros de stock-options à l’ensemble des cadres de l’entreprise (Le Figaro, 16/04/2002). Il est donc singulier que celui-ci dénonce à son tour la faiblesse du processus, notamment pour rappeler qu’il est difficile d’établir un lien clair entre les variations de la valeur des stock-options et celles de la performance de l’entreprise. Après avoir rappelé, dans la partie théorique du chapitre, que cette relation était influencée par de nombreuses variables, c’est là une façon d’insister sur le fait que les stock-options sont loin, aux yeux des acteurs de la controverse, de garantir la « communauté de destin » censé liée actionnaires et dirigeants autour d’un même objectif de « création de valeur » :

‘« Nous pourrions qualifier les stock-options de vol patronal : les hauts dirigeants volent leurs actionnaires en abusant de leur naïveté (…) Les pratiques relatives aux stock-options représentent en effet l’exemple type du dévoiement du système : elles ont conduit, pour les dirigeants, à la disparition de l’idée de risque pourtant inhérente au capitalisme, au moment même où ces risques étaient plus élevés que jamais pour les actionnaires. Comme le note le rapport de Proxinvest de 2002, ce dévoiement conduit purement et simplement à faire des stock-options des "bonus contractuels indexés sur le prix de l’action". De facto, s’attribuer des stock-options en période de baisse des cours revient tout simplement à transformer un instrument initialement conçu pour rémunérer, sans certitude aucune, une performance future en un complément assuré de revenu sans lien, ni avec les erreurs du passé, ni même avec les performances à venir. Le système des stock-options, en s’éloignant de manière inadmissible de sa philosophie initiale, a atteint ses limites. » (Rapport d’information sur la réforme du droit des sociétés, 02/12/03, nous soulignons).’

Le ton émanant du rapport d’information sur la réforme du droit des sociétés présenté par Pascal Clément à la fin de l’année 2003 offre même, à cet égard, une parfaite image de ce qui est en jeu dans le querelle théorique qui oppose les théoriciens de l’agence et les théoriciens du pouvoir managérial. En effet, à l’expression de « vol patronal », utilisée pour qualifier le dévoiement de la pratique des stock-options, fait écho le regret que cette dernière se soit éloignée « de manière inadmissible de sa philosophie initiale »… qui était précisément de dompter l’opportunisme managérial en l’orientant dans un sens qui satisfasse aux intérêts de l’ensemble des parties. Au final, si elles sont à l’origine de nombreuses polémiques, c’est que les acteurs doutent que l’on puisse par conséquent discipliner les dirigeants grâce aux stock-options et garantir, sur cette base, que seuls les « meilleurs » d’entre eux soient récompensés comme le voudrait la bonne logique libérale :

‘« Contrairement à l’argumentation développée par les tenants des stock-options – présentant cette attribution d’actions à certains salariés comme un moyen de les "motiver" pour contribuer aux résultats de l’entreprise –, il apparaît que les dirigeants les mieux lotis ne sont pas forcément les plus « performants » (…) Loin d’être la prime au "mérite", soi-disant revenu des "risques pris", thèse chère au MEDEF, les stock-options ne sont rien d’autre qu’une machine à enrichir une petite caste de privilégiés. » (L’Humanité, 15/09/2001, nous soulignons).
« Beaucoup considèrent à juste titre que, loin d'inciter les dirigeants à agir dans l'intérêt des actionnaires, les stock-options ont poussé nombre d'entre eux à enjoliver leurs comptes, afin de faire grimper leur cours de Bourse, et à prendre des risques dont ils ne supportent pas les conséquences. Au pis, ils n'ont à déplorer qu'un manque à gagner, encore que les mécanismes de couverture concoctés par les banquiers spécialisés permettent de réduire ce risque à quasiment zéro. C'est là toute la différence avec les actionnaires, qui voient leur portefeuille (et pas seulement leurs espoirs de plus-values) fondre comme neige au soleil au même rythme que la chute des cours. » (La Vie Financière, 07/03/2003, nous soulignons).
« Les stock-options sont un mécanisme financier qui permet d'exercer un droit d'achat de titres à une date et à un prix déterminés à l'avance. Avec elles, on peut gagner beaucoup, mais on ne perd jamais qu'une opportunité. Comme le cours de Bourse d'une société est présumé monter sur le long terme, les plus-values sont souvent au rendez-vous quand l'entreprise est bien dirigée. Cependant, les stock-options permettent aussi, parfois, à des patrons modérément performants de s'enrichir... C'est pourquoi elles sont à l'origine de nombreux scandales. » (site des Echos, 11/07/06, nous soulignons).
« S'il existe un seul point sur lequel la droite comme la gauche, et le centre, sont en accord, c'est bien celui du caractère choquant des stock-options, golden parachutes et autres retraites dorées de certains dirigeants qui ne les ont pas mérités. » (La Tribune, 21/05/2007, nous soulignons).’

C’est ainsi que les inspirations idéologiques opposées des extraits que nous avons retenus ci-dessus ne les empêchent pas de converger vers une dénonciation identique d’une pratique de rémunération qui, à l’instar des « parachutes dorés » et/ou des « retraites chapeau », est jugée « choquante » lorsqu’elle permet à des patrons « modérément performants de s’enrichir ». Dès lors, il nous faut savoir si les acteurs observés font le lien entre cette ambivalence des outils de rémunération utilisés pour canaliser l’opportunisme du dirigeant et les problèmes qui se posent au niveau du contrôle de l’activité managériale. Plus précisément, l’objectif est d’apprécier s’ils attribuent les dysfonctionnements de ces outils à l’influence que ces derniers sont susceptibles d’exercer sur les membres du conseil d’administration et du comité des rémunérations ; comme le supposent les théoriciens du pouvoir managérial. Si tel est le cas, il sera possible de valider l’hypothèse que nous avons posée dans ce chapitre, selon laquelle les polémiques en matière de rémunération des dirigeants réfléchissent les contradictions internes du modèle libéral – étant entendu que ces dernières sont toutes reliées à cette idée force selon laquelle l’opportunisme du dirigeant peut s’exercer jusqu’au cœur des processus devant présider à la définition d’une juste rémunération des dirigeants.