3.2.1. Le contrôle interne en question

Ces dernières années, l’institutionnalisation progressive d’un modèle de gouvernance axé sur la discipline managériale (Charreaux, 1997 ; Wirtz, 2008) n’a pas empêché la multiplication des problèmes en matière de rémunération des dirigeants. Alors qu’un rôle croissant est confié au conseil d’administration et au comité des rémunérations pour assurer la réalisation du pacte libéral à travers les « codes de bonne conduite », selon une règle du « comply or explain » qui impose aux entreprises de suivre les recommandations faites dans ces codes ou de s’expliquer dans le cas contraire48, ces dispositifs font donc l’objet de nombreuses critiques de la part des acteurs de la controverse – qui voient dans cet apparent décalage la marque d’une approche « formaliste » de la gouvernance d’entreprise, quand ce n’est pas celle de sa « faillite »  :

‘« Au-delà de sa dimension polémique et médiatique, la controverse sur les rémunérations des dirigeants sociaux intéresse (…) surtout en ce qu'elle révèle les limites des codes de bonne gouvernance. Elle est symptomatique de l'approche largement formaliste du gouvernement d'entreprise qui a prévalu au cours des dernières années : il ne suffit pas de mettre en place un comité des rémunérations ; encore faut-il que, sur le fond, la politique de rémunération dans la société soit cohérente. Pour le dire autrement, les pratiques de bonne gouvernance doivent être autre chose que des mots sur les notices d'information en papier glacé destinées aux actionnaires et au grand public. » (Rapport d’information sur la réforme du droit des sociétés, 02/12/2003, p. 37, nous soulignons).
« Nombre d'experts voient la hausse persistante de la rémunération des dirigeants – et l'absence persistante de lien démontrable avec la performance – comme le symptôme d'une faillite massive de la gouvernance d'entreprise. » (Les Echos, 28/12/2005, nous soulignons).’

En d’autres termes, si la responsabilité des dispositifs internes de gouvernement d’entreprise a été étendue en matière de rémunération des dirigeants, ces derniers n’échappent pas à une mise en doute qui frappe déjà les techniques de rémunération des dirigeants comme nous l’avons montré ci-dessus. C’est même sans doute parce que le conseil d’administration et le comité des rémunérations ont un rôle de plus en plus crucial à jouer dans la détermination d’une juste rémunération des dirigeants que les acteurs font preuve, à leur égard, d’un cynisme évocateur eu égard à l’hypothèse que nous posons dans ce chapitre :

‘« "Certains membres de comités de rémunération sont des potiches dans les mains du président, qui garde tous les pouvoirs", affirme en connaisseur le membre du conseil d'administration d'une grande entreprise. » (Les Echos, 26/05/1998, nous soulignons).
« Si dans certains cas, les comités de rémunération sont de vrais outils de transparence, dans d'autres cas, ce ne sont qu'un outil marketing destiné à faire bonne figure et qui, en fait, se résume à une simple caisse enregistreuse qui satisfait les desiderata du dirigeant, déplore Fabrice Rémond, de chez Deminor. » (Le Figaro Economie, 11/12/1998, nous soulignons).
« Nous devons nous demander si une approche trop formelle du gouvernement d'entreprise n'a pas été privilégiée : j'ai le sentiment que les comités des rémunérations sont bien souvent des faux nez de la bonne gouvernance. » (Les Echos, 08/10/2003, nous soulignons).
« Le mal du capitalisme français, que les députés disent aujourd'hui chercher, c'est la carence des conseils d'administration. Cantonnés à un rôle de chambres d'enregistrement, ils ne contrebalancent en rien le pouvoir du président, même pour fixer son salaire. » (Investir Hebdo, 18/10/2003, nous soulignons).’

Car de l’expression de « potiches dans les mains du président » jusqu’à celle de « chambres d'enregistrement », en passant par des expressions comme « caisse enregistreuse qui satisfait les desiderata du dirigeant » ou « faux nez de la bonne gouvernance », etc., la rhétorique qu’ils emploient nous renvoie à des problèmes déjà soulevés par les théoriciens du pouvoir managérial ; qui estiment que les dispositifs de contrôle du dirigeant sont loin de fonctionner comme la logique libérale le recommande. Signal fort, alors que certains observateurs disent voir dans les carences du conseil d’administration le « mal du capitalisme français », c’est en tant que « connaisseur » qu’un administrateur de grande entreprise met en cause les membres des comités des rémunérations. Ce qui laisse à penser que le mal est peut-être même plus profond qu’il ne paraît pour que les acteurs puissent ainsi partager l’apparent « pessimisme » des théoriciens du pouvoir managérial :

‘« "Dans certains groupes, le comité de rémunération conduit un travail d'analyse et le conseil joue son rôle, mais ce n'est pas toujours le cas", admet Daniel Lebègue, président de l'Institut français des administrateurs. Et un ancien patron de renchérir : "Lorsqu'un dirigeant participe aux conseils d'administration d'autres groupes, il a des contraintes et un devoir de réserve. Il est difficile de contester les propositions présentées par le président." De quoi faire ironiser Colette Neuville : "C'est le petit jeu de ‘je te rémunère, tu me rémunères’". » (La Vie Financière, 05/09/2003, nous soulignons).
« (…) la consanguinité reste très forte : les administrateurs restent entre pairs, se rencontrent souvent, ont fait les mêmes grandes écoles et ont tous intérêt à gagner le maximum d'argent, donc à faire en sorte que le dirigeant de la société dont ils sont membres du conseil d'administration gagne beaucoup d'argent puisque eux-mêmes veulent en gagner autant. C'est un circuit fermé, qui pousse au "toujours plus". Notre souci est donc de faire progresser la transparence, fondement de la confiance. » (Pascal Clément, audition parlementaire d’Emeric Lepoutre, 15/10/2003, nous soulignons).
« Institués par le rapport Viénot en 1995, les comités de rémunération étaient présentés comme la panacée. Leur mission : épauler, à l'aide de cabinets extérieurs, le conseil d'administration sur la politique de rémunération des mandataires sociaux. Sur le papier, l'idée est séduisante. En pratique, elle n'a nullement limité les dérapages des salaires. La consanguinité entre le conseil d'administration des entreprises et leur comité de rémunération fausse les règles du jeu. » (La Vie Financière, 21/05/2004, nous soulignons).’

Quoiqu’il en soit, c’est ainsi que la « consanguinité » administrative est dénoncée comme un détournement des « règles du jeu ». Car cette dernière ne favorise évidemment pas la « liberté d’esprit » nécessaire à l’exercice d’un contrôle efficace du comportement managérial mais, au contraire, un « devoir de réserve » de la part des contrôleurs qui favorise une logique incompatible avec les exigences libérales de justification de la rémunération des dirigeants : celle du « toujours plus ». À cet égard, il est intéressant de relever que la catégorie d’entités « CONFLITS D’INTÉRÊTS », créée pour faire le lien avec ce problème du clanisme qui préside parfois au fonctionnement des dispositifs internes de gouvernement d’entreprise, connaît une augmentation marquée quand on compare les textes du corpus à l’intérieur desquels les êtres-fictifs CONSEIL-ADMINISTRATION @ et COMITÉ - RÉMUNÉRATIONS @ sont absents avec les textes dans lesquels ils sont en position d’« acteurs principaux » (+ 80 %). En effet, si les acteurs de la controverse évoquent presque deux fois plus souvent des conflits d’intérêts lorsqu’ils abordent la question des dispositifs de contrôle, c’est parce qu’ils ne sont pas dupes de l’existence du « petit jeu » du « je te rémunère, tu me rémunères » que dénonce Colette Neuville :

‘« Le problème viendrait plus précisément de ce qu'en période d'euphorie boursière, la valorisation d'un titre a pu se trouver totalement déconnectée des performances propres des dirigeants... et qu'en période d'effondrement des cours, ces mêmes dirigeants n'ont généralement aucun mal à convaincre le comité des rémunérations qu'ils subissent le retournement du marché sans en être responsables et à obtenir une révision à la baisse du prix de leurs options. » (Rapport sur la réforme du droit des sociétés, 02/12/2003, p. 45, nous soulignons).
« Cet administrateur d'un groupe du CAC 40 est furieux. En dépit de ses protestations, ses pairs ont accepté de faire une fleur au président. Comme il n'a pas atteint l'objectif de rentabilité qui lui avait été fixé pour l'exercice 2002, nos administrateurs bienveillants ont remplacé rétroactivement celui-ci par un objectif de chiffre d'affaires. Le président peut être ravi, il pourra toucher son bonus... Après cela, il sera toujours temps pour les uns et les autres d'aller prendre la pause dans les débats et autres colloques sur la rigueur des nouvelles règles de bonne gouvernance, avec des politiques de rémunération fondées sur la modération et surtout sur la performance. » (Enjeux les Echos, 01/12/03, nous soulignons).’
Tableau 27 - Variation de la catégorie d’entités « CONFLITS D’INTÉRÊTS » dans les textes à l’intérieur desquels les êtres-fictifs « CONSEIL-ADMINISTRATION@ » et « COMITÉ-RÉMUNÉRATIONS@ » sont en position d’acteur dominant
Nom de la catégorie Variation en %
CONFLITS D’INTÉRÊTS + 80

Comme s’ils étaient de parfaits connaisseurs des limites internes à la démonstration libérale, c’est ainsi qu’ils vont même jusqu’à faire le lien entre les défaillances des techniques utilisées pour rémunérer les dirigeant et le climat de connivence qui règne entre les dirigeants et les administrateurs chargés de les contrôler. Par exemple, en évoquant cette pratique du repricing des stock-options dont nous avons parlé dans la deuxième section de ce chapitre ; dont ils soulignent la « facilité » de mise en œuvre dès lors que les dirigeants peuvent compter sur la « bienveillance » des administrateurs et autres membres des comités de rémunération. Et la régression à l’infini des problèmes posés par l’hypothèse d’opportunisme, phénomène que nous avons repéré au niveau théorique, de trouver alors un écho dans cet apparent paradoxe selon lequel les acteurs de la controverse pointent du doigt les conflits d’intérêts qui règnent à l’intérieur des dispositifs internes de gouvernement d’entreprise… au moment même où des responsabilités de plus en plus importantes leur sont confiées dans la détermination d’une juste rémunération des dirigeants. Dès lors, ces derniers attendent des organes de contrôle… qu’ils contrôlent, sans y croire véritablement étant donné qu’ils sont conscients du fait que c’est le dirigeant lui-même qui contrôle le plus souvent… la composition de ces organes de contrôle :

‘« La rémunération des patrons n'est pas fixée en AG, mais dans des comités spéciaux, composés d'administrateurs. Et, bien souvent, le PDG a choisi pour faire partie de son conseil des proches ou d'autres patrons, qui dirigent des sociétés dont ce même PDG est lui-même administrateur. Au bout du compte, personne n'est poussé à être très sévère dans les comités de rémunération. Face à ce "capitalisme de barbichette", dénoncé par Colette Neuville, la patronne de l'Association pour la défense des actionnaires minoritaires, il ne reste pas grand-chose à faire. Sauf à s'indigner. » (Libération, 21/05/03, nous soulignons).’

Notes
48.

Qualifiée de « fondamentale » dans le code de gouvernement d’entreprise que le Medef et l’Afep ont publié conjointement en octobre 2008, cette règle dit plus précisément que « Les sociétés cotées qui se réfèrent à ce code de gouvernement d’entreprise doivent faire état de manière précise, dans leur document de référence ou dans leur rapport annuel, de l’application des présentes recommandations et expliciter, le cas échéant, les raisons pour lesquelles elles n’auraient pas mis en œuvre certaines d’entres elles » (Medef et Afep, 2008, p. 7).