3.2.2. La polémique sur le marché des dirigeants et les limites de l’autorégulation

Partant, on explique mieux pourquoi les acteurs de la controverse font parfois preuve de scepticisme à l’encontre de la thèse (libérale) selon laquelle les dirigeants sont appelés à s’auto-discipliner en matière de rémunération. En effet, dès lors que ces derniers mettent en cause l’efficacité des dispositifs internes de gouvernement d’entreprise, dont ils connaissent l’importance pour le bon fonctionnement de la logique libérale (chapitre 2), il semble normal que cela rejaillisse dans une prise de distance par rapport à cette conclusion plutôt optimiste à laquelle les théoriciens de l’agence aboutissent dans leur analyse de la rémunération des dirigeants :

‘« Sans doute est-il difficile d’évaluer la performance d’un dirigeant. En la matière, la théorie économique, qui enseigne que le salaire doit égaler la productivité de celui qui le reçoit, n’est pas d’une grande aide. Outre que cette équivalence est bien difficile à calculer, encore faut-il que le marché soit suffisamment fluide et ouvert pour empêcher que ne se constituent des rentes de situation. C’est d’ailleurs en arguant de l’existence d’un véritable marché des dirigeants et, partant, de leur retard sur leurs collègues américains, que les grands patrons français se sont autorisés des rémunérations en hausse au cours des années récentes, qui les placent aujourd’hui au premier rang en Europe. La Mission reste très sceptique sur l’existence d’un tel marché à l’échelle internationale : convaincante pour les secteurs de pointe, cette théorie est discutable pour les autres cas. Qui plus est, en termes économiques, elle impliquerait, pour justifier l’importante augmentation des rémunérations des dirigeants français en dix ans, une très forte contraction du marché – c’est-à-dire une baisse sensible et brusque du nombre de PDG – ou une très forte augmentation de leur productivité, ce dont les résultats globaux du CAC 40 au cours des années récentes permettent de douter... La Mission a le sentiment que, non seulement la technique comparative à laquelle les sociétés recourent, notamment sur les conseils des sociétés de consultants en rémunération – ce benchmarking mis en avant par tous les dirigeants auditionnés par la Mission – n’a joué qu’à la hausse, mais, plus encore, que les critères choisis pour déterminer la part variable de la rémunération l’ont été davantage en vue de garantir un niveau minimal de rémunération que dans le but de refléter au plus juste la performance des dirigeants. Les dirigeants de sociétés "ont voulu mettre en place un jeu où ils gagnaient à tous les coups". » (Rapport d’information sur la réforme du droit des sociétés, 02/12/03, p. 42, nous soulignons).’

L’extrait du Rapport d’information sur la réforme du droit des sociétés,rapporté ci-dessus, offre une très bonne illustration de ce phénomène, le recours à l’argument du « marché des dirigeants » étant présenté comme une rationalisation peu convaincante de l’inflation que la rémunération des dirigeants a connue ces dernières années. Car plutôt que le produit d’une simple confrontation entre une offre et une demande en « talent managérial », de laquelle émanerait un prix qui devrait lui-même être considéré comme un reflet de la plus ou moins grande « rareté » de ce talent, les auteurs du rapport nous invite à interpréter ce mouvement comme étant, au contraire, un miroir du fait que les dirigeants ont apparemment le pouvoir de mettre en place un jeu où ils « gagneraient à tous les coups ». Ce qui revient implicitement à dire qu’un problème d’interprétation du prix se pose à partir du moment où l’on peut douter des bienfaits supposés de l’autorégulation :

‘« Ainsi, le niveau des revenus patronaux à l'étranger, notamment aux Etats-Unis, a longtemps servi d'argument aux patrons français pour justifier l'augmentation de leur revenu. On peut douter cependant que le revenu des dirigeants procède d'une confrontation entre une offre de compétences d'un côté et une demande de patrons de l'autre : si cette confrontation existait vraiment, gageons que l'ambition des nouveaux candidats à la fonction ferait baisser les prix ! Le niveau de rémunération des patrons est davantage déterminé par le pouvoir d'influence du dirigeant sur son conseil d'administration que par un quelconque "marché" : le principal intéressé est en effet juge et partie dans la détermination de ses propres émoluments. » (Alternatives Economiques, 01/09/05, nous soulignons).
« Ainsi, la dérive de ces émoluments sans la moindre justification économique met-elle à nu une faille du système. D'une part, il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de vrai marché du travail pour les emplois de patron. On a affaire à un club de cooptation, qui fonctionne à la fiction de la compétence et du talent, que les résultats des entreprises ont bien mise à mal. Que les actionnaires se le disent : on peut toujours et facilement trouver mieux pour beaucoup moins cher ! D'autre part, les patrons sont, de fait, juge et partie. Ils s'évaluent eux-mêmes sans vrai contrôle. Les comités de rémunération ? Que dirait-on d'un candidat qui constitue lui-même son jury d'examen ? Certes, il y a la sanction du marché, mais elle arrive tard, après les dégâts, et reste sans prise sur une donnée comme le prix auquel les dirigeants estiment leurs services. » (L’Expansion, 01/09/2003, nous soulignons).’

In fine, c’est ainsi que la pertinence du modèle libéral de justification de la rémunération des dirigeants se voit remise en question par des acteurs qui nous aident, par là-même, à mieux comprendre pourquoi il se trouve des observateurs qui, théoriciens ou non, ont manifestement du mal à se réjouir d’avoir des dirigeants bien « payés » – comme ça devrait être le cas selon l’épure théorique du modèle. De ce point de vue, il existe même une véritable continuité entre les contradictions internes du modèle économique libéral que repèrent les théoriciens du pouvoir managérial et les critiques des acteurs que nous avons relayées dans cette section car, de la dénonciation des situations où les dirigeants se voient récompensés en dépit de leurs échecs jusqu’à cette mise en cause de la capacité du marché des dirigeants à faire émerger un « juste prix » du dirigeant, nous retrouvons peu ou prou les mêmes arguments chez les uns et chez les autres :

‘« Warren Buffett est en colère. Dans sa lettre annuelle, envoyée ce samedi aux actionnaires de sa société holding Berkshire Hathaway, le milliardaire américain a décidé de s'en prendre aux PDG et aux financiers qu'il estime bien trop payés. "Il est difficile de trop payer un PDG réellement extraordinaire. Mais ces derniers sont rares", fait valoir le sage d'Omaha (…). Pour Warren Buffett, le problème est qu'aujourd'hui "la donne est faussée" et que "trop souvent, les revenus n'ont plus rien à voir avec la performance." Critiquant les distributions d'actions sans contrepartie réelle, s'emportant contre les parachutes en or qui permettent à un patron limogé pour incompétence "de gagner plus en une seule journée qu'un travailleur américain gagnera en nettoyant des toilettes tous les jours de sa vie", l'homme le plus riche du monde après Bill Gates estime que les PDG sont devenus des enfants réclamant sans cesse plus sous prétexte que « maman, tous les autres enfants ont la même chose. » (Les Echos, 06/03/2006, nous soulignons).’

La colère d’un Warren Buffet à l’encontre des patrons « trop payés » en dit d’ailleurs assez long sur les « correspondances » qui existent entre les controverses théoriques et les pratiques de la controverse et, plus précisément, sur l’étendue des problèmes de justification qui se posent lorsque les dirigeants se montrent incapables de tempérer leurs velléités opportunistes – comme s’ils s’agissaient d’enfants indisciplinés. De la part d’un milliardaire insoupçonnable d’antilibéralisme, prétendre que la « donne est faussée » en matière de rémunération des dirigeants et que leurs revenus ont « trop souvent rien à voir » avec la performance est même un symbole remarquable par rapport à la question posée dans ce chapitre ; qui permet de conclure provisoirement en insistant sur le fait que tout se passe alors comme si la controverse faisait directement « écho » aux limites du savoir théorique.