Introduction

En poussant l’hypothèse d’opportunisme managérial jusqu’à son terme, les théoriciens du pouvoir managérial comme Bebchuk et Fried (2004) émettent de sérieuses réserves quant à la capacité supposée du marché à garantir que la rémunération des dirigeants est justifiée par leurs performances relatives. Pour des auteurs fortement et explicitement attachés au modèle libéral de justification, nous avons montré qu’une telle conviction ne peut être fondée que sur un oubli et/ou une négation, à savoir que les dirigeants ont la possibilité d’instrumentaliser les dispositifs d’incitation et de contrôle mis en place pour contrecarrer leurs tendances à l’hybris. A travers leurs travaux, c’est ainsi que l’on assiste à un retour de l’incertitude au cœur de la problématique… Ce à quoi les acteurs de la controverse donnent eux-mêmes de l’écho viades critiques qui réfléchissent cette idée selon laquelle l’opportunisme managérial est d’autant plus difficile à réguler que le dirigeant peut user de ses pouvoirs pour contourner les règles de la justification libérale.

Après avoir validé l’hypothèse consistant à mettre l’existence de la controverse sur le compte des contradictions internes du modèle économique libéral (chapitre 3) plutôt que sur celui de l’inculture économique des acteurs (chapitre 2), la question se pose comme suit : pourquoi ces derniers continuent-ils de se référer à un modèle de justification aussi problématique ? Ne serait-il pas « logique » et plus compréhensible de le rejeter dès lors que sa véracité se voit clairement mise en doute ? Ou doit-on déduire de ce constat qu’en dépit des problèmes internes à la démonstration libérale, les acteurs restent attachés à l’idée que les « promesses » du libéralisme puissent se concrétiser un jouren matière de rémunération des dirigeants et que les polémiques, au final, réfléchissent cette attente ?

L’objet de ce chapitre est de discuter cette nouvelle hypothèse de travail en examinant de plus près les forces du modèle économique libéral, et ce qui permettrait d’expliquer que les acteurs puissent lui rester « fidèles » malgré ses contradictions. Dans sa dimension pratique, l’idée est de réinterroger les prémisses idéologiques de ce modèle pour voir si les acteurs partagent l’optimisme foncier qui se dégage de celui-ci, comme nous le verrons à travers la position que certains auteurs libéraux de premier plan adoptent face aux problèmes de justification posés par la rémunération des dirigeants. Pour ce faire, nous allons renverser la perspective que nous avons adoptée dans les deux chapitres précédents en posant en termes de justice ce qui était posé alors en termes de justesse. Ce renversement est nécessaire pour comprendre les spécificités de la conception libérale de la justice sociale (section 1) et, par suite, ce qui fait sa robustesse, à savoir sa capacité à compenser ses contradictions par la construction d’un futur désirable (section 2). Enfin, nous nous intéressons aux discours des acteurs pour savoir si les polémiques sur le sujet peuvent, ou non, être considérées comme le reflet de ce qui se présente sous la forme d’une véritable « eschatologie libérale » (section 3).