1.1.1. Les fondements moraux du juste prix

Bien qu’il n’emploie jamais la notion (Finley, 1984), Aristote, dans son Ethique à Nicomaque, pose le problème du « juste prix » de façon originale. Ce dernier, en effet, se demande si l’on peut découvrir dans la nature même des choses des attributs qui permettraient de déterminer leur prix. L’enjeu est important pour notre propos car si le prix d’une chose est inscrit dans sa nature, le problème du juste ou de l’injuste change de sens, « juste » ne devant plus être entendu au sens de justice mais de justesse, soit comme un simple exercice de calcul – et à la manière, par conséquent, dont les théoriciens du modèle économique libéral appréhendent ce problème. Le prix d’un objet et/ou d’un travail humain se mesurerait comme l’ensemble de ses attributs physiques, son poids, ses dimensions, sa densité, etc., l’économie deviendrait une discipline (incontestablement) scientifique…

Selon l’interprétation de Schumpeter (1983, [1954]), il serait trompeur, néanmoins, de penser qu’Aristote ait poussé très loin la recherche d’une valeur « objective » et/ou « absolue » des choses » qui permettrait de fonder le prix en justice indépendamment de l’analyse des circonstances de l’échange. Selon l’économiste autrichien, il est plus pertinent de voir dans le Stagirite celui qui, le premier, a plutôt eu le mérite de formuler une exigence de justice dans l’échange qui reçoit un sens des plus simples – et qui traverse pour cela l’histoire de la pensée économique – à savoir que, pour être juste, tout échange doit respecter un principe de proportionnalité : « dans l’échange de services, la justice sous la forme de la réciprocité, est le lien qui maintient l’association ; la réciprocité à entendre sur la base de la proportion, non sur celle de l’égalité » (Aristote, 1994, V, v, 6).

C’est ainsi que le problème du juste prix s’apparente d’emblée à un problème moral car, dans cette perspective aristotélicienne, c’est dans un rapport aux exigences de la communauté que se détermine ce qui est « juste » en matière de prix. En somme, le prix se voit soumis à un idéal de justice qui transcende les relations inter-individuelles, les co-échangistes se devant d’agir en conformité avec des règles de conduite considérées comme nécessaires à la survie de cette communauté. Ce qui est cohérent étant donné que « l’ordre juste » se présente, aux yeux d’Aristote et des « Anciens », comme celui où les disparités extraordinaires du sort et des mérites ne remettent pas en cause le fondement de toute justice, à savoir que cette dernière ne peut être un bien pour les uns qu’à la condition que ce soit un bien pour les autres (Bessone, 2000 ; Baranès et Frison-Roche, 2002 ; Kymlicka, 2003).

Chez les scolastiques et notamment les thomistes, qui prolongent les réflexions d’Aristote pour les intégrer dans la théologie chrétienne, c’est ainsi que le prix est considéré comme un phénomène social qui réclame, au nom de la collectivité, d’être réglé par certaines normes de réciprocité  (De Roover, 1958). Par delà de très nombreuses controverses sur la façon de le déterminer concrètement, le juste prix est alors considéré comme celui qui ne favorise ni le vendeur ni l’acheteur (De Roover, 1971)49. Dans un contexte où les pratiques s’apparentant à de la fraude sont condamnées avec une très grande fermeté au nom de la morale, comme par exemple la manipulation monopolistique des prix, le problème du juste prix se voit ainsi posé dans un esprit d’équité typiquement aristotélicien :

‘« L’équitable, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude… (…) De là vient que l’équitable est juste et qu’il est supérieur à une certaine espèce de juste, non pas supérieur au juste absolu, mais seulement au jute où peut se rencontrer l’erreur due au caractère absolue de la règle » (Aristote, 1994, XIV, pp. 267-268).’

Notes
49.

De manière simplifiée, et suivant en cela l’interprétation de Raymond de Roover, trois thèses s’affrontent sur le juste prix : celle des thomistes, pour lesquels ce dernier dépend des conditions normales du marché, celle des Scotistes, pour lesquels ce sont les coûts de la main d’œuvre et l’ensemble des frais engagés qui constituent la norme du juste prix et celle, enfin, des nominalistes, qui favorisent pour leur part la réglementation des prix par les pouvoirs publics.