1.1.2. Le juste prix de marché

C’est ce que recouvre le principe de « commune évaluation » – communis aestimatio –, queles scolastiques s’accordent à reconnaître comme l’idéal à l’horizon duquel se décide ce qui est juste ou non en matière de prix. Ce dernier, en effet, est censé compenser, à travers le concours des individus à l’évaluation des marchandises ou du travail humain, une asymétrie des rapports de force risquant toujours de dégénérer en injustice (Baldwin, 1959) – comme lorsque certains « patrons » profitent de leur pouvoir pour pratiquer des retenues sur salaire sans justification. Or, si elle n’est pas dans le langage des scolastiques, se dessine ici une continuité entre ces « fondements de la pensée économique » et la pensée libérale qui, par l’entremise de la notion de concurrence, prolonge cet argument selon lequel le concours des personnes à l’établissement du prix des marchandises est la condition sine qua none du juste prix : « c’est la concurrence qui met un juste prix aux marchandises et qui établit les vrais rapports entre elles » (Montesquieu, cité par de Roover, 1971, p. 16).

D’un point de vue sémantique, on relève que les termes concours et concurrence partagent d’ailleurs la même étymologie, concurrentium. Ce qui n’est bien sûr pas un simple « détail ». En effet, même si l’époque libérale n’est plus celle où les systèmes de commandements et de responsabilités de type religieux conduisaient à penser l’économique sous le primat de la morale – ce qui a néanmoins de fortes répercussions comme nous le verrons ci-dessous –, cela rend bien compte du fait que les libéraux n’échappent pas à cette idée force selon laquelle le « juste prix » est celui sur lequel aucun individu n’a de « prise », c’est-à-dire celui qui émerge de la libre évaluation des acheteurs et des vendeurs ou, en d’autres termes, du jeu des forces de l’offre et de la demande (Kirshner, 1975).

Remarque importante, même si le marché n’est pas encore pensé comme une figure tutélaire qui aurait sa raison, ses lois et ses fins propres, mais comme un mécanisme d’ajustement entre des acteurs mus par des préoccupations morales, le « juste prix » a d’ailleurs été assimilé très tôt au prix de marché dans la pensée scolastique– de même que le « juste salaire », qui se « détermine lui aussi par l’estimation commune, c’est à dire par le libre fonctionnement du marché » (De Roover, 1971, pp. 72-73). Ce qui tend à confirmer que l’analyse économique libérale de la rémunération des dirigeants n’est pas indépendante d’une réflexion sur le juste prix. Car si, pour les théoriciens libéraux, un dirigeant ne doit pas pouvoir capter plus que son « dû » grâce à un système sophistiqué d’incitations et de contrôle devant permettre au marché d’exercer sa discipline jusque dans l’entreprise (chapitre 2), c’est aussi parce qu’ils héritent de cette « tradition » selon laquelle la justice se présente comme un impératif que les hommes ne peuvent ignorer s’ils veulent former une collectivité tout en étant divisés sur leurs projets ou leurs intérêts (Denis, 1966).

C’est pour cela que nous avons créé une catégorie d’entités « ÉTHIQUE ET MORALE », qui regroupe des entités renvoyant à cet univers de sens où, en plus de se présenter comme une obligation devant soi, la justice se présente comme une obligation devant les autres (Baranès et Frison-Roche, 2002). Ce concept, en effet, doit nous permettre, dans la partie empirique de ce chapitre, d’apprécier dans quelle mesure la controverse publique sur la rémunération des dirigeants est sous-tendue par ces fondements moraux du juste prix qui, en dépit de leurs différences, relie les « Modernes » aux « Anciens » dans une même volonté : faire barrage à la pleonexia, ce vice de vouloir « toujours plus » qui est, dans la définition de Socrate, la forme majeure de l'injustice pouvant être faite à autrui (Canto-Sperber, 2002). Problème qui est donc à la fois « social » mais aussi individuel, étant entendu que « l’homme juste » est celui qui remplit ce qu’exige la justice au nom du groupe, autrement dit, celui qui agit en conformité avec un certain nombre de règles de conduite nécessaires au bonheur et à la sécurité de ce dernier.

Tableau 28 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « ÉTHIQUE ET MORALE » (10 premiers représentants)
Tableau 28 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « ÉTHIQUE ET MORALE » (10 premiers représentants)

Cette dernière remarque permet d’expliquer pourquoi nous avons choisi d’intégrer des entités comme « responsabilité » ou « respect » dans ce concept, l’objectif étant de faire par là-même écho à cette idée force selon laquellela pratique personnelle et la pratique sociale de la justice sont parfaitement complémentaires et inséparables du point de vue moral. Ce qui est aussi un moyen, pour nous, de mettre le doigt sur un problème crucial dès lors que les individus sont censés fixer librement leurs objectifs et finalités et que la société, elle, cesse de s’organiser autour du fait religieux pour s’organiser autour du fait économique (Gomez et Korine 2009). Car si continuité il y a entre les auteurs scolastiques et les théoriciens libéraux quant à la manière dont ils appréhendent la problématique du juste prix comme prix de marché, il y a donc aussi rupture de ce point de vue, le « concourir à » se poursuivant en un « concourir contre » à partir du moment où la morale n’est plus « transcendante » mais « immanente ».