1.2.1. La conception libérale de la justice : « à travail égal, salaire égal »

Dans un monde qui proclame l’égalité et l’autonomie des individus, le mérite individuel se présente comme le seul véritable « point fixe » à l’horizon duquel se décide la légitimité des inégalités entre individus (Dupuy, 1992 et 2002 ; Arrow, Bowles et Durlauf, 2000 ; Collin, 2001 ; Dubet, 2006). Intégré, par économie, dans une « physique politique » s’exprimant comme loi positive de sélection des meilleurs talents (i.e. la « loi du marché »), ce modèle méritocratique de la justification est celui qui sous-tend toute la démonstration libérale en matière de rémunération des dirigeants. En effet, si le « bon dirigeant » se prouve par le profit dans le cadre du modèle économique libéral (Gomez, 1996), c’est que ce dernier est censé offrir une traduction chiffrée, sous-entendue « objective », de ses mérites dans un monde où la justice est rendue en fonction de l’efficacité économique – et non plus en fonction d’une morale transcendantale (Gomez et Korine, 2009). Aussi, après avoir décrit, au chapitre 2, comment les théoriciens libéraux établissent les mécanismes socio-économiques permettant de déterminer quel est le « prix » du dirigeant correspondant, il nous faut à présent réfléchir à la manière dont ces mécanismes sont ou non susceptibles de « rendre la justice ».

Ce qui oblige, en d’autres termes, à réfléchir à la morale « conséquentialiste » qui ressort de la formule « à chacun selon son mérite »50 ; formule qui résume la conception de la justice que les théoriciens du modèle économique libéral cherchent à promouvoir à travers la mise en place d’un jeu sélectif tout imprégné de logique sportive : « que le meilleur gagne » (Dupuy, 1992, p. 214 et 2002, p. 127). En effet, si l’on part du principe que c’est toujours à l’aune des conséquences économiques de leurs actions que le jugement se forme sur le mérite personnel des individus, considéré comme le principal déterminant théorique de leur position sociale, reste à savoir si les individus sont placés dans les mêmes conditions de concurrence sociale. Car, sans cela, il serait tout simplement impossible de « fonder en justice » la différenciation sociale et l’inégalité finale des salaires individuels.

On explique ainsi pourquoi le libéralisme se présente comme une « philosophie du droit », telle que définie par la propriété de soi et des fruits de son activité (Ricoeur, 1995a ; Dworkin, 1994, [1986] ; Rawls, 1997, [1971]). Car, dans un monde où l’on cherche à « en finir avec cette logique de l’extériorité et (…) faire reposer les principes, lois et normes qui règlent la vie de la Cité sur les seules ressources internes au monde humain et social (Dupuy, 2009a, p. 164), une telle « libération » ne peut faire à son tour « re-ligion » que si les individus ont effectivement droit aux mêmes chances dans l’accès aux diverses positions sociales (Rawls, 1997, [1971] ; Dubet, 2004). En ce sens, discuter des questions relatives à la rémunération des dirigeants, c’est mettre en scène la question de l’égalité des chances, véritable fondement du consensus libéral, parce qu’élément indispensable à l’équité de la compétition méritocratique organisée par le marché (Shaw, 2006).

Après avoir insisté, dans les deux précédents chapitres, sur la logique interne d’un modèle fondé sur le calcul et la raison instrumentale, c’est ici l’occasion de rappeler que les libéraux prennent donc la question de la justice sociale très au sérieux. En effet, si le domaine juridique joue un rôle de première importance dans l’univers « désacralisé » des sociétés libérales, c’est que ce dernier est le principal « lieu » où se joue l’impartialité nécessaire à la reconnaissance des qualités individuelles dans les processus de formation des hiérarchies sociales (Audard, 2009)51. C’est pour cela que nous avons créé une catégorie d’entités intitulée « FORMES JURIDIQUES », afin de nous doter d’un concept pouvant nous aider à « faire prise » avec l’importance de ce domaine juridique pour la stabilité des sociétés libérales, notamment pour savoir si, dans le discours des acteurs, le lien entre « égalité », « justice » et « rémunération des dirigeants » met en question ce pilier de la justification libérale.

Tableau 29 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « FORMES JURIDIQUES » (10 premiers représentants)
Tableau 29 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « FORMES JURIDIQUES » (10 premiers représentants)

Notes
50.

Formule traduite, dans le langage juridique, par cette autre formule « à travail égal, salaire égal », qui s’est imposée dans le code du travail (art. L. 133-5.4 et L. 136-2.8) comme un important principe d’égalité de traitement et de non discrimination entre des salariés considérés comme des « égaux » a priori.

51.

C’est un point qui relie, là encore, les Anciens aux Modernes, à savoir que la norme, qu’elle soit morale ou non, est insuffisante si elle ne s’accompagne pas de son application institutionnelle : « considérer la justice comme une norme que chacun a en soi représente un trop grand risque ; la justice ne peut simplement obliger, elle doit contraindre » (Bessone, 2000, p. 20).