1.2.2. Le défi de la justice sociale

À ce stade, il nous faut néanmoins faire un pas de plus pour rappeler que c’est aussi parce que la société libérale se présente comme une société de justice fondée sur la reconnaissance de l’égalité fondamentale entre les individus, qu’elle est exposée au risque de dusnomia dont parlaient les Anciens (i.e. perturbation de l’ordre social). Tocqueville l’a bien montré dans son analyse de la démocratie libérale américaine, lui qui voyait dans l’affirmation de l’égalité comme valeur centrale de cette société non pas un gage de stabilité sociale mais, au contraire, un incessant facteur de troubles sociaux (Tocqueville, 1961, [1835-1840]). C’est même ce qui sépare radicalement la société libérale des sociétés fondées sur un principe d’hétéronomie, à savoir que la « passion pour l’égalité » conduit à une remise en cause permanente de l’ordre social au nom d’un soupçon d’inégalité des chances initiales.

En l’absence d’un « point fixe extérieur » obligeant les individus à reconnaître la légitimité des rapports sociaux a priori, le risque de voir se décomposer le lien social progresse, en d’autres termes, à mesure que de « divine », la justice doit se faire « humaine » et « méritocratique ». Cela est dû au fait qu’en plus de se poser comme un état social et/ou une technique politique, la démocratie libérale se présente aussi comme un « état d’esprit » qui transforme le regard des individus sur les inégalités sociales :

‘« en posant le principe de l’égalité entre les individus, en particulier sous la forme de l’égalité des chances, les sociétés démocratiques individualisent l’inégalité : si le jeu est ouvert et que tout le monde peut concourir et être classé selon son mérite, l’échec est imputable à l’individu lui-même » (Castel et Haroche, 2001, p. 93).’

Or, ce constat est problématique pour des régimes politiques qui défendent un principe de mobilité sociale et qui, par-là même, se voient exposés au risque d’une anomie généralisée si la marche historique vers l’égalité, caractéristique de la modernité selon Tocqueville, devient le vecteur d’une incessante rivalité entre les individus : « plus les hommes sont égaux, plus ils se ressemblent ; plus ils se ressemblent, moins ils supportent, par envie, les différences » (Guénard, 2007, p. 48). C’est là la face « cachée » de la concurrence à laquelle nous nous sommes intéressés dans le chapitre 2 et pour laquelle nous avons construit une catégorie d’entités « LOGIQUE DE LA CONCURRENCE ». En effet, si en tant que moteur d’un ordre hiérarchique fondé sur la reconnaissance des performances et compétences des individus, la concurrence peut jouer le rôle d’un stabilisateur social, elle peut aussi aggraver les inégalités qui structurent l’espace économique quand elle tend ainsi à exacerber l’individualisation et la contractualisation des relations sociales au sein des sociétés libérales.

C’est ce que les théoriciens de l’équité ont montré dans leurs travaux, à savoir que dès lors que les individus sont placés dans une situation théorique d’égalité et de concurrence, ils sont d’autant plus enclins à vivre leur « différences » sur le mode de l’injustice – notamment parce qu’ils trouveront toujours un point de comparaison pouvant donner du crédit à ce sentiment (Festinger, 1954 ; Adams, 1963 et 1964 ; Kellerhals, et al., 1997). Par delà les justifications de la rémunération des dirigeants en termes de performance économique, c’est le salaire réel relatif qui est en jeu à ce niveau, c'est-à-dire que les individus sont particulièrement attentifs à l’écart entre ce qu’ils gagnent et ce que gagnent les dirigeants (Wade, O’Reilly et Pollock, 2006). De ce point de vue, la controverse publique sur la rémunération des dirigeants n’est alors plus qu’un exemple exacerbé du constat selon lequel les inégalités entre individus sont d’autant plus problématiques que la justice est pensée dans un ordre d’immanence et non plus de transcendance.

En contrepoint, on peut d’ailleurs citer cet enseignement « inactuel » au sens de Nietzsche que constitue la parabole dite de l’ouvrier de la onzième heure52. En effet, que dit cette parabole si ce n’est que le modèle de justice selon lequel il en va à chacun « selon son dû » impose un ordre fragile, qui risque toujours de s’effondrer en raison de l’envie et/ou de la jalousie dont les individus peuvent faire preuve lorsqu’ils estiment que leurs mérites sont injustement reconnus ? À travers cette parabole, on voit bien que la perte de l’extériorité transcendantale (les commandements divins, une morale supérieure, etc.) se présente en tout cas comme un défi pour tous ceux qui, depuis les pères fondateurs du libéralisme jusqu’aux théoriciens du modèle économique libéral, cherchent à élever la « société économique » au dessus des règles morale. Un défi d’autant plus sérieux que la mécanique libérale n’est pas sans défaut comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent. Dès lors, nous allons montrer ci-dessous que, pour relever ce défi, les théoriciens libéraux sont effectivement obligés d’en revenir à ce qu’il y a de plus « métaphysique » à l’intérieur du modèle : la croyance dans leurs capacités à faire advenir cet ordre social qu’ils désirent tant via la mise en place de réformes qui permettraient au marché d’imposer enfin sa « loi ».

Notes
52.

 Jésus disait dans cette parabole : « Le Royaume des cieux est comparable à un maître de maison qui sortit de grand matin, afin d'embaucher des ouvriers pour sa vigne. Il convint avec les ouvriers d’une pièce d'argent pour la journée et les envoya à sa vigne. Sorti vers la troisième heure, il en vit d'autres qui se tenaient sur la place, sans travail, et il leur dit : « Allez, vous-aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste. » Ils y allèrent. Sortit de nouveau vers la sixième heure, puis vers la neuvième, il fit de même. Vers la onzième heure, il sortit encore, en trouva d'autres qui se tenaient là et leur dit : « Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour, sans travail ? » C’est que, lui disent-ils, personne ne nous a embauchés. » Il leur dit : « Allez vous aussi à ma vigne. » Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : « Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers. » Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d'argent. Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu’ils allaient recevoir davantage ; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d'argent. En la recevant, ils murmurèrent contre le maître du domaine : « Ces derniers venus, disaient-ils, n'ont travaillé qu'une heure, et tu les traites comme nous, qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur. » Mais il répliqua à l’un d’eux : « Mon ami, je ne te fais pas de tort, n’es-tu pas convenu avec moi d’une pièce d'argent ? Emporte ce qui est à toi et va-t-en. Je veux donner à ce dernier autant qu'à toi. Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien ? Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ? » Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront derniers. (Matthieu, 20, 1-16, traduction Œcuménique de la Bible, 1988, Editions du Cerf, Paris).