2.1.1. Le marché peut-il faire office de « cité juste » ?

Pour ses pourfendeurs, il est assez commun de dire que le modèle économique libéral ne se préoccupe pas des « affaires humaines », le mainstream économique ayant tôt fait de séparer l’éthique et l’économie pour ne se préoccuper, selon eux, que de celle-ci et de ses exigences associées de rentabilité. Pourtant, à l’instar de n’importe quel autre discours sur l’économie et la société, nous avons rappelé que le modèle économique libéral est en cela porteur d’une « vision », sorte d’étage pré-analytique qui ne peut être ignoré sans que l’interprétation du modèle en pâtisse (Schumpeter, 1983, [1954]).Cette précision ayant été faite dès le début de notre enquête (chapitre 2), nous pouvons désormais la compléter en ajoutant que cela ne veut pas dire que ce modèle soit pour autant exempt de toute critique ; les discussions des chapitres précédents, qui ont permis de faire apparaître des limites internes à la démonstration théorique libérale, obligeant, au contraire, à s’interroger sur les prétentions normatives de ce modèle.

Car si la justesse fait défaut, c’est que la justice, elle, pourrait finir par manquer dans un contexte où l’efficacité économique se pose comme le critère de justification des inégalités entre des individus considérés comme des « égaux » (Kolb et al., 2006). De ce point de vue, les contradictions libérales, auxquelles les acteurs de la controverse font régulièrement écho dans leurs discours, prennent donc une toute autre dimension, au sens où c’est la prétention du marché à faire office de « cité juste » qui est mise en question à ce stade (Carr et Valinezhad, 1994). Le marché est-il capable de rendre la justice, comme le voudrait cette tradition de penseurs qui, de Smith à Jensen, y voient le meilleur garant contre toutes les formes d’arbitraire, à l’instar de cet arbitraire du « pouvoir managérial » que les théoriciens libéraux estiment être à l’origine de la plupart des problèmes que rencontrent les grandes sociétés cotées ?

Au total, telle est la question autour de laquelle s’articule la controverse théorique sur la rémunération des dirigeants, qui met en scène une difficulté bien perçue par les principaux auteurs du corpus libéral, qui s’interrogent depuis longtemps sur les prétentions normatives du modèle auquel ils se réfèrent (chapitre 2). À l’heure où les scandales de grande ampleur se multiplient en matière de rémunération des dirigeants, l’intérêt porté aux explications en termes de pouvoir managérial et d’opportunisme récurrent des dirigeants est d’ailleurs, à lui seul, un indice important de ce point de vue. Car même si les plus « ultralibéraux » d’entre eux ont tendance à les reléguer au rang d’explications ayant pour fonction de répondre aux frustrations du public (Holmström, 2005 ; Hubbard, 2005 ; Kaplan, 2008a et 2008b), cet intérêt montre bien que la majorité des théoriciens du modèle économique libéral sont conscients des incertitudes qui entourent la capacité du marché à faire émerger un « juste prix » de la pratique managériale (Bachelder, 2005 ; Core, Guay et Thomas, 2005 ; Gümbel, 2006 ; Weisbach, 2007).

Signal fort, avant même que la théorie du pouvoir managérial ne s’impose comme une alternative crédible à la théorie de l’agence pour rendre raison des pratiques de rémunération des dirigeants, Jensen et Murphy (1990a et 1990b), suivis par Hall et Liebman (1998), avaient même avancé que les dirigeants étaient payés parfois comme de véritables « bureaucrates » : « in most publicly held companies, the compensation of top executives is virtually independent of performance. On average, corporate America pays its most important leaders like bureaucrats. » (Jensen et Murphy, 1990a, p. 138). Or, avancer une pareille idée, c’était évidemment sous-entendre qu’ils n’étaient plus payés en fonction de leurs « mérites », ce que les théoriciens libéraux ne peuvent pas se permettre, sauf à prendre le risque de saper les fondements mêmes de la conception libérale de la justice auxquels nous nous sommes précédemment intéressés.

Dès lors, tout le problème est de savoir si ces constats sont le reflet de simples « frictions » dans une mécanique qui fonctionne malgré tout ou, au contraire, le signe d’une incapacité substantielle du marché à régler les problèmes de justification de la rémunération des dirigeants. Sous la forme d’une alternative, deux positions sont effectivement possibles à ce stade. Soit une position de « tolérance forte », selon laquelle les dysfonctionnements de la mécanique libérale ne mettent pas en cause le bien-fondé du principe de rémunération de la performance et, par extension, la conception libérale de la justice fondée sur les vertus de la main invisible (Murphy et Zabojnik, 2004 ; Holmström, 2005 ; Kay et Van Putten, 2007 ; Kaplan, 2008a et 2008b ; Edmans et Gabaix, 2009). Soit une position de « tolérance faible », selon laquelle ces dysfonctionnements sont la marque d’un « pouvoir managérial » impossible à dompter totalement et mettant en péril la réalisation du « pacte social libéral » fondé sur la convergence des intérêts entre actionnaires et dirigeants (Bertrand et Mullainathan, 2001 ; Bebchuk et Fried, 2004).