2.1.2. Un problème éthique… difficile à ignorer

Dans tous les cas, l’enjeu est de taille car, à travers cette alternative et l’absence de consensus dans la littérature sur la rémunération des dirigeants, c’est la représentation axiomatique de la réalité sociale proposée par les libéraux qui se voit mise en question :

‘« There remains a significant gap between the theory and practice of executive pay determination. This gap cannot be closed by practice moving closer to theory as the continued lack of convergence means there is no consensus on an overarching theory to provide such a bridge. Similarly, theory appears unable to move closer to actual boardroom practice due to the constraints and limitations imposed by the strong and ongoing reliance on agency theory as a conceptual framework to understand the role and determination of CEO remuneration. This impasse is unlikely to be resolved until researchers venture beyond economic efficiency arguments alone and provide a framework that allows for the subjective, judgemental and socially interactive processes also involved in determining CEO remuneration. » (O’Neill, 2007, pp.698-699, nous soulignons). ’

Et c’est exactement ce dont attestent les appels de plus en plus aux nombreux qui sont faits aux tenants du cadre libéral en faveur d’une meilleure prise en compte des aspects « éthiques » de la problématique de la rémunération des dirigeants (Nichols et Subramaniam, 2001 ; Perel, 2003 ; Rodgers et Gago, 2003 ; Kolb et al., 2006 ; Wade, O’Reilly et Pollock, 2006 ; Angel et McCabe, 2008 ; Harris, 2006 et 2009 ; Moriarty, 2006 et 2009). En effet, si la question de l’éthique est « ré-ouverte » par certains théoriciens alors qu’elle est censée être résolue dans la mécanique des intérêts promue par les théoriciens libéraux, c’est que la résurgence des problèmes liés à l’hypothèse d’opportunisme managérial à laquelle les théoriciens du pouvoir managérial se sont intéressés laisse à penser, in fine, que la « solution libérale » au problème de la rémunération des dirigeants pourrait ne satisfaire que très partiellement à cette importante dimension de l’impératif de justification (Carr et Valinezhad, 1994).

Or, il est parfaitement évident qu’aucune théorie, aussi « a-morale » puisse-t-elle se présenter, ne peut laisser planer le doute sur sa capacité à répondre d’une exigence jugée essentielle pour qu’une vie en commun soit possible (Boltanski, 1990 ; Boltanski et Thévenot, 1991). En somme, pour les théoriciens libéraux, l’alternative énoncée ci-dessus doit être tranchée de manière à sauver la « morale économique » en même temps que le marché, qui demeure à leurs yeux « l’espace social de réalisation des intérêts à la fois le moins contraignant et le plus efficace » (Gomez, 1996, p. 18). Dans cette voie, on ne s’étonnera pas que l’objectif soit donc, là encore, de contrer les effets non désirés de l’opportunisme managérial : « reforms efforts attempt to curb executive opportunism with monitoring and incentive alignment, the two control mechanisms of agency theory » (Chan, 2008, p. 138). Malgré la circularité des problèmes engendrés par cette hypothèse, c’est le signe, en effet, que les théoriciens libéraux restent fondamentalement attachés à leurs « a-priori » méthodologiques (O’Neill, 2007).

On relève que, si désaccord il y a sur l’interprétation à donner des problèmes de justesse en matière de rémunération des dirigeants, il y a d’ailleurs sur point un consensus assez général qui se dégage entre théoriciens de l’agence et théoriciens du pouvoir managérial pour dire que des réformes doivent être mises pour lutter contre tout ce qui empêche le bon fonctionnement de la mécanique libérale (Bebchuk et Fried, 2004 ; Jensen, Murphy et Wruck, 2004 ; Core, Guay et Thomas, 2005 ; Chan, 2008). Dès lors, reste à savoir si ces réformes, qui sont censées permettre au « concert des intérêts » de se jouer comme cela est prévu par le modèle, ont le pouvoir de faire advenir l’ordre que les libéraux appellent de leurs vœux. Ci-dessous, nous allons voir que c’est une croyance à laquelle les théoriciens libéraux sont fortement attachés.