2.2.1. Quand le futur vient compenser les contradictions du présent

En s’attachant à découvrir les « lois » de l’efficacité économique, les théoriciens du modèle économique libéral font l’hypothèse que c’est généralement l’intérêt privé des individus qui prime sur l’ensemble des passions humaines (Jensen, 1994 ; Jensen et Meckling, 1994). S’ils sont en cela « fidèles » à l’esprit des pères fondateurs de la pensée libérale (Hirschman, 2001, [1977]), nous avons montré que cette hypothèse était néanmoins lourde de sens et de conséquences en matière de rémunération des dirigeants. Non seulement parce qu’elle met en péril la justesse du système de rémunération des dirigeants (i.e. le lien rémunération-performance), comme nous l’avons montré dans le précédent chapitre, mais aussi parce que se posent des problèmes « éthiques » dès lors que l’harmonisation des intérêts privés n’opère pas comme cela est prévu dans l’épure théorique du modèle (chapitre 2).

Dans cette voie, on interprète alors beaucoup mieux tout le travail de rationalisation auquel les théoriciens du modèle économique libéral se livrent pour que l’opportunisme des individus, et notamment l’opportunisme du dirigeant, puisse être orienté dans un sens qui satisfasse aux exigences d’une rémunération à la performance. Cet effort de « rationalisation économique » des processus de régulation de l’opportunisme est le signe, en effet, qu’ils n’ignorent pas qu’à perdre l’argument de la performance, ils perdraient également l’argument qui leur permet de justifier les inégalités entre des individus considérés comme des égaux ; ce qui remettrait en cause les fondements de la justice libérale. Toutefois, pour éviter le perpétuel rebond des problèmes liés à l’hypothèse d’opportunisme les individus, les théoriciens libéraux sont obligés de faire un pari sur l’avenir, à savoir qu’il doit être possible, en travaillant à peaufiner les systèmes d’incitation et de contrôle censés garantir la discipline managériale, de voir les promesses du libéralisme enfin réalisées dans la pratique (Bebchuk et Fried, 2004 ; Jensen, Murphy et Wruck, 2004 ; Kay et Van Putten, 2007).

Globalement, c’est ainsi qu’ils en appellent à davantage de transparence sur l’ensemble des éléments composant le package de la rémunération des dirigeants, un surcroît d’indépendance et d’expertise de la part des administrateurs et des membres du comité des rémunération, la mise en place de techniques d’incitations fondé sur la réalisation d’objectifs de long terme, et non plus seulement de court terme, etc., tout cela dans l’objectif avoué de mieux aligner la rémunération des dirigeants avec la performance de l’entreprise (Matsumura et Shin, 2005 ; Chan, 2008 ; Faulkender et al., 2010). De là à dire que les théoriciens du modèle économique libéral cherchent, ce faisant, à adapter la réalité aux attentes du modèle, il n’y a qu’un pas à franchir si l’on admet que tout se passe alors comme s’il suffisait d’attendre que ces réformes produisent leurs effets pour que les problèmes de justification dont nous avons rendu compte disparaissent53.

Dans la conclusion de leur article, Jensen, Murphy et Wruck (2004) font d’ailleurs part, sur ce point, d’une clairvoyance à l’encontre des problèmes rencontrés par le modèle économique libéral qui se double d’une confiance en l’avenir qui en dit long sur leur attachement aux valeurs libérales :

‘« We have emphasized here that while executive compensation can be a powerful tool for reducing agency conflitcts between managers and the firm, compensation can also be a subbstantial source of agency cost if it is not managed properly. And as we’ve summarized, there is substantial evidence that we can do much better in the future » (p. 98, nous soulignons). ’

« Faire mieux » en matière de rémunération des dirigeants est ainsi présenté comme une possibilité ayant un caractère d’évidence même si, comme ils reconnaissent dans la suite de leur conclusion, cela recommande de faire des choix difficiles à mettre en œuvre :

‘« […] the changes required to put balance back in the remuneration system will not be easy to implement. The issues are complex. There will be conflict at the highest of corporate levels, and there will be mistakes made. But this is a time where wise and forward-looking managers and boards can achieve a competitive advantage by facing the difficult choices in remuneration, governance, and relations with the capital markets. It is a time in which proper investments in the integrity of the organization and its systems will generate considerable benefits in both the short and long run » (Jensen, Murphy et Wruck, 2004, p. 98).’

Notes
53.

Ce qui peut donner l’impression que « les modèles servent de substitut aux expériences, créant l’illusion que la réalité économique n’est intelligible que là » (Favereau, 1995, p.153).