2.2.2. Vers une fin de l’histoire ?

Aussi, c’est parce qu’en plus d’une simple doctrine économique, le libéralisme s’apparente de ce point de vue à une véritable « quête d’émancipation » (Audard, 2009), en ce sens qu’il est ici question de réduire les écarts apparents entre théorie et pratiques en travaillant à faire advenir l’espoir d’un futur désiré, que nous avons créé une catégorie d’entités intitulée « ORIENTATION VERS UNE FIN  » (cf. ci-dessous). À travers la création de ce concept, l’objectif est de faire prise avec cet univers de sens « futuriste » qui semble être ainsi au cœur de la pensée libérale ; une pensée qui est donc beaucoup moins « désenchanté » qu’on ne le dit généralement étant donné que c’est la croyance partagée dans les vertus du projet libéral qui auto-réalise la performance du modèle économique (Gomez et Korine, 2009).

Tableau 30 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « ORIENTATION VERS UNE FIN »
Tableau 30 - Les principaux représentants de la catégorie d’entités « ORIENTATION VERS UNE FIN »

C’est ce que nous nommons « l’eschatologie libérale », expression qui semble être en accord avec cet « esprit » dans lequel les théoriciens libéraux résolvent les problèmes en matière de justification de la rémunération des dirigeants en renvoyant la réalisation des promesses du libéralisme à un plus tard « désiré », soit une sorte de « fin de l’histoire » (Hansmann et Kraakman, 2001) où il suffirait de « laisser faire » le marché pour que la justice sociale soit enfin réalisée. Ce qui est également, pour nous, une manière d’insister sur la dimension « spéculative » de la conception libérale de la justice. En effet, si la bonne application des principes du gouvernement d’entreprise peut avoir des effets sur la justesse du lien entre rémunération des dirigeants et performance de l’entreprise (Conyon, 1997 ; Core, Holthausen et Larcker, 1999 ; Sapp, 2008), comment être sûr que les réformes engagées pour améliorer les pratiques de rémunération des dirigeants aient les effets escomptés ?

A lui seul, le cas de la société Enron, qui était présenté comme un « modèle de gouvernance », est là pour rappeler qu’il peut y avoir loin de cette croyance à la réalité des pratiques de rémunération des dirigeants (Perel, 2003). Or, une telle posture conduit à poser le problème du statut du modèle, dont on ne sait plus très bien s’il vise à rendre compte de l’évolution de ces pratiques de rémunération des dirigeants (dimension positive) ou à dessiner les contours de ce qui devrait être fait en la matière pour améliorer la performance de l’entreprise (dimension normative). Comme Weisbach (2007) le relève au sujet de l’ouvrage de Bebchuk et Fried (2004), les théoriciens du modèle économique libéral semblent même entretenir plus ou moins volontairement la confusion sur ce point, jouant sur l’impossibilité d’être totalement « normatif », tout en ayant besoin de l’être dans l’optique de réduction des coûts de gouvernance – et du maintien de cette conclusion « optimiste » selon laquelle le prix est une traduction fidèle de la valeur sous l’hypothèse fondamentale d’efficience des marchés (Gomez et Korine, 2009, cf. chapitre 8).

Après avoir présenté l’épure théorique du modèle économique libéral (chapitre 2), puis ses contradictions (chapitre 3), ces remarques permettent de conclure cette partie théorique du chapitre en insistant sur l’importance des croyances dans la manière dont les théoriciens du modèle économique libéral réussissent à se sortir de cette « heuristique du pire » dans laquelle ils sont plongés dans leur analyse de la rémunération des dirigeants. En effet, s’ils disent se concentrer uniquement sur « ce qui est », et non point sur ce qui « devrait être », pour ne pas tomber dans un « moralisme » confinant selon eux à la seule philosophie, les théoriciens libéraux finissent par fonder leur modèle de justification de la rémunération des dirigeants sur ce qui ressemble à un « monde possible » beaucoup plus qu’à une réalité démontrable. Dès lors, reste à savoir, pour répondre à la question posée dans ce chapitre, si les acteurs de la controverse sont eux aussi pénétrer de ce sentiment que les promesses libérales pourront être un jour réalisées dans la pratique. C’est l’objet de la dernière section de ce chapitre.