Depuis maintenant une vingtaine d’années en France, les chiffres qui paraissent régulièrement dans la presse au sujet de la rémunération des dirigeants de grandes sociétés cotées suscitent des demandes de justification qui en disent long sur la manière dont se pose la question de la légitimité des inégalités sociales aux yeux des acteurs de la controverse. En effet, parce qu’ils se référent à une idéologie libérale consacrant une conception démocratique du lien social, fondée sur le principe d’égalité fondamentale des chances, ces demandes se présentent comme la traduction du sentiment plus ou moins généralisé que les dirigeants échappent aux règles du jeu auxquelles tous les individus sont censés être soumis dans le cadre des sociétés libérales. Depuis les révélations sur le salaire de Jacques Calvet (180 000 francs mensuels), l’évolution des montants nourrit ainsi le sentiment que certaines pratiques de rémunération des dirigeants ne répondent pas toujours des exigences relatives à la « commune humanité des acteurs » :
‘« Si les Français ne connaissent rien aux arcanes des rémunérations des dirigeants, qui, de salaires variables en primes, bonus, stock-options et package de retraites, finissent par générer une opacité de mauvais aloi, ils ont à tout le moins, du bon sens. 250 millions d’euros est, à leurs yeux, une somme qui défie la raison pour un patron qui, après tout, n’est qu’un salarié. » (Le Nouvel Observateur, 02/06/2006 ; nous soulignons).’À cet égard, le cas « Antoine Zacharias », déjà évoqué précédemment pour illustrer le syndrome du « patron-voyou » (chapitre 2), est le plus exemplaire des correspondances qui peuvent exister entre la manière dont les acteurs de la controverse publique « font prise » avec la problématique de la justification de la rémunération des dirigeants et la conception libérale de la justice à laquelle nous nous sommes intéressés dans la partie théorique de ce chapitre : En effet, si la dénonciation des 250 millions d’euros promis à l’ex-PDG de Vinci est générale, c’est qu’il suffit apparemment d’un peu de « bon sens » pour comprendre qu’un telle somme est difficilement compatible avec l’affirmation de l’égalité comme valeur centrale de la société libérale. En d’autres termes, on n’aurait aucunement besoin d’être « expert » pour se rendre compte que de tels montants introduisent des différences entre les salariés qui sont telles que ces derniers ne peuvent plus se reconnaître comme des « égaux » :
‘« Du point de vue de la société dans son ensemble, l’explosion des écarts de richesse coupe ceux qui en bénéficient du reste de l’humanité ; elle remet en cause la viabilité même du débat démocratique autour d’enjeux communs. La démocratie repose en effet sur l’idée qu’un homme en vaut un autre. D'où le suffrage universel. Comment concilier cette promesse égalitaire avec le fait que certains gagnent dix mille fois plus que d’autres. » (Alternatives Economiques, 01/09/2002 ; nous soulignons).Comment concilier la promesse libérale d’une société « égalitaire » « avec le fait que certains gagnent dix mille fois plus que d’autres » ? Le problème posé par certains montants de rémunération des dirigeants est contenu dans cette question, qui permet de faire ressortir une difficulté à laquelle les acteurs de la controverse se voient donc confrontés à la suite des théoriciens du modèle économique libéral : veiller à ce que les inégalités entre individus ne dépassent pas des seuils par delà lesquels ils ne pourraient plus s’identifier les uns aux autres54. Dans un monde où l’identité se voit consacrée au travers d’un droit à la différence, cela signifie que les montants de rémunération des dirigeants doivent rester dans des « normes acceptables » pour pouvoir être justifiés du point de vue des individus de la société libérale moderne ; ces derniers ayant tôt fait, sinon, de les fustiger pour des raisons de nature éthique et morale :
‘« Le cas d'Antoine Zacharias, l'ancien président du groupe Vinci, contraint à la démission par son conseil d'administration sur fond de rémunérations exorbitantes, ou l'affaire des plus-values réalisées sur stock-options par plusieurs dirigeants d'EADS dont Noël Forgeard, son coprésident, font réagir les responsables politiques. Anticipant un jugement très sévère de l'opinion sur ces pratiques, tous se sont dits choqués. "Il n'est pas possible qu'un dirigeant de grande entreprise puisse se faire une plus-value de 2,5 millions d'euros sur des stock-options", s'est exclamé le premier secrétaire du Parti socialiste, François Hollande, mardi 27 juin sur France 2. "Cette situation est de nature à créer une rupture entre l'entreprise et l'opinion qui est dangereuse pour l'économie", estime François Bayrou, le président de l'UDF, qui a réclamé le 18 juin sur Europe 1 "une réforme du système par la mise en œuvre de règles déontologiques internes". Nicolas Sarkozy, président de l'UMP, a parlé lui, jeudi 22 juin à Agen, d’"outrance – qui est – une insulte à tous ceux qui travaillent dur pour gagner péniblement leur vie". Marie-George Buffet, secrétaire nationale du PCF s'insurge : "Il y a une forme d'indignité que la France soit au premier rang européen pour le niveau des salaires de patrons et au 14e en ce qui concerne le salaire médian." Et, Jean-Marie Le Pen, président du Front national, utilise les mots de "scandale" et "insolence"en évoquant la rémunération de certains patrons alors que "le pays connaît un appauvrissement généralisé". » (Le Monde, 29/06/2006 ; nous soulignons).’En effet, si dans une apparente « coïncidence des opposés », les acteurs de tout bord politique n’hésitent pas à parler d’outrance, d’indignité ou, encore, d’insolence à propos de certains écarts de revenus, c’est que la justification des inégalités sociales renvoie, à leurs yeux, à un problème qui n’est pas seulement d’ordre économique. Comme l’augmentation de la catégorie d’entités « ÉTHIQUE ET MORALE » (+ 105 %) dans les textes de notre corpus à l’intérieur desquels la catégorie d’entités « OPPORTUNISME ET DÉMESURE » est dominante (11 textes) par rapport aux textes dans lesquels elle est absente (674 textes) tend à l’indiquer, c’est ainsi que l’on passe du registre de « l’excès » (chapitre 2) à celui de « l’inacceptable ». Car s’il est deux fois plus souvent question d’éthique et de morale dans des textes également marqués par une présence fortement accrue de la catégorie d’entités « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » (chapitre 2), c’est que les acteurs observés ont effectivement tendance à dénoncer certains montants de rémunération des dirigeants pour leur « immoralité » :
‘« Dans un système politique et économique où la loi du profit est la règle admise, la morale des dirigeants est plus qu'un symbole. Les dernières années ont montré sur ce plan un souci de l'éthique bien discret et un sens de la mesure bien absent. » (Investir Hebdo, 18/10/2003 ; nous soulignons).Nom de la catégorie | Variation en % |
FIGURES DE LA DÉNONCIATION (rappel) ÉTHIQUE ET MORALE |
+ 728 + 105 |
En somme, la défense morale répond à ce qui est perçu comme une agression morale, soit une « violation » de tous les principes d’équité. Bien que certains dirigeants aient pu chercher à minimiser le problème en prétendant qu’ils auraient pu être moins payés que l’opinion aurait continué de prétendre qu’ils l’étaient « trop »55, c’est le signe, en termes inversés, qu’il en va d’une demande de justice et non seulement d’une demande de justesse à l’intérieur de la controverse sur la rémunération des dirigeants. En d’autres termes, il n’est plus uniquement question de rationalité économique à ce stade, non plus du seul lien entre rémunération des dirigeants et performance de l’entreprise, mais d’une relation anthropologique en ce sens que c’est la cohésion sociale qui est en jeu dans cette apparente volonté des acteurs de prendre en compte l’acceptabilité sociale des montants de rémunération des dirigeants :
‘« Si certaines rémunérations gigantesques peuvent être justifiées économiquement, en revanche, nous devons être attentifs à l’acceptabilité par la population de ces rémunérations : il s’agit là d’une question de cohésion sociale. » (Claude Bébéar, audition parlementaire, 08/10/03, nous soulignons).Un épisode permet de résumer ce dilemme : « lorsqu’à la commission Camdessus, chargée l'été dernier par Nicolas Sarkozy d'examiner les sources de blocage de l'économie française, les deux patrons présents, Henri de Castries (Axa) et Bertrand Collomb (Lafarge), ont expliqué que le coût du travail était trop cher d'un tiers en France, ils ont été entendus. Car ils ont sans doute raison, nos 10 % de chômeurs sont là pour l'attester. La santé pétulante de la Grande-Bretagne de Tony Blair aussi. Mais lorsque les mêmes ont jugé, en revanche, tout à fait raisonnables leurs propres rémunérations, ils ont estomaqué leur auditoire : "C'était indécent", raconte un participant. » (L’Express, 02/05/05).
Ainsi Jean-Marie Messier, tint le propos suivant durant son audition parlementaire durant la commission d’enquête sur la réforme du droit des sociétés : « Étais-je trop payé comme patron de VU ? Je rappelle que j’avais la responsabilité de 350 000 salariés ; je travaillais dix-huit heures sur vingt-quatre et j’essayais de constituer un grand groupe français, avec, en arrière-plan, une vraie ambition industrielle française. Aurais-je été moins payé qu’on aurait néanmoins continué à dire que j’étais trop payé. » (Jean-Marie Messier, audition parlementaire, 15/10/03).