3.1.2. Vers une « moralisation » des pratiques de rémunération des dirigeants ?

C’est ainsi que la « morale », que la doctrine libérale congédie au non de la rationalité, revient sur le devant de la scène lorsque la rationalité ne sait plus dire le « juste ». D’un point de vue général, on peut repérer cette ambivalence dans la manière dont les acteurs de la controverse font prise avec la logique de la concurrence, qui est censée être le moteur d’un ordre social juste du point de vue libéral. En effet, si nous avons montré que la concurrence joue à leurs yeux un rôle clé en matière de justification de la rémunération des dirigeants, comme pour n’importe quel « bon libéral » (chapitre 2), leurs discours sont néanmoins empreints de traces qui laissent à penser que cette dernière n’a pas toujours l’ensemble des effets escomptés.

C’est ainsi qu’en réitérant la comparaison des textes de notre corpus à l’intérieur desquels la « LOGIQUE DE LA CONCURRENCE » est absente aux textes dans lesquels elle est dominante, on obtient des résultats intéressants de ce point de vue. Car, de cette comparaison, il ressort que si la «  LOGIQUE DE LA CONCURRENCE  » se voit associée aux univers de sens du talent et de la performance, elle l’est aussi à ceux de la dénonciation et de l’éthique et de la morale, les deux catégories d’entités «  FIGURES DE LA DÉNONCIATION  » et «  ÉTHIQUE ET MORALE » connaissant des hausses respective de 194 % et 97 % dans les textes du corpus où la logique de la concurrence est centrale. Or, c’est bien là la marque d’une ambiguïté, au sens où cela indique que l’éthique « marchande » fondée sur les vertus de la concurrence n’exclut pas les critiques et les dénonciations. Déjà parce que le marché peut être mis en défaut dans son rôle de Léviathan en raison de l’existence d’un pouvoir managérial difficile à circonscrire (cf. chapitre 3). Mais aussi, apparemment, parce que les acteurs doutent que les écarts de revenus que certains montants de rémunération des dirigeants donnent à observer soient le produit d’une « juste compétition » :

‘« Dans un système libéral idéal, le marché constitue le meilleur aiguillon. Mais, dans le monde imparfait dans lequel nous vivons, ce stimulant est insuffisant (…) Le problème des rémunérations des dirigeants sociaux est l'un des exemples les plus emblématiques du caractère imparfait de notre système. » (Pascal Clément, audition parlementaire d’Ernest-Antoine Seillière, 29/10/2003, nous soulignons).
« Le marché est ici un alibi commode : faut-il déduire du fait que les patrons français gagnent moins que leurs homologues américains qu'ils sont moins "compétents" et que les patrons japonais qui, dans l'ensemble, sont moins bien rémunérés encore, qu'ils sont donc encore moins "compétents" que les patrons français ? On voit bien comment le marché ne fait qu'objectiver des conventions sociales qui peuvent changer du tout au tout dans le temps et dans l'espace. En admettant même que pour diriger une grande entreprise, il soit nécessaire de disposer de compétences exceptionnelles, cela ne vient en rien expliquer, ou justifier, que les revenus de ses dirigeants atteignent de tels niveaux. » (Alternatives économiques, 01/09/2002, nous soulignons).
« La publication de ces rémunérations, obligatoire dans le rapport annuel des entreprises depuis 2001, n'a rien changé à leur accroissement ni au sentiment d'injustice qu'elle soulève. Au-delà de la condamnation morale, on peut se demander comment une telle explosion a été possible dans un contexte de marché généralisé. En effet, l'argument avancé par l'approche libérale de la gouvernance affirme l'existence d'un marché des dirigeants qui, comme tout marché du travail, régule le niveau des rémunérations. Du fait de la pression des actionnaires, qui les évaluent et peuvent les renvoyer, les dirigeants sont de plus en plus mis en concurrence. Logiquement donc, la pression du marché aurait dû faire diminuer leurs rémunérations. Tout salarié connaît et subit ce mécanisme. Comment comprendre que les dirigeants y aient échappé et qu'ils aient gagné six fois plus dans les années 2000 que dans les années 1970, en se prévalant de l'existence d'un marché du travail ? » (Le Monde, 28/11/2008, nous soulignons). ’
Tableau 32 - Variation des catégories d’entités « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » et « ÉTHIQUE ET MORALE » lorsque l’on compare le sous-corpus où la « LOGIQUE DE LA CONCURRENCE » est absente au sous-corpus où elle est « dominante »
Tableau 32 - Variation des catégories d’entités « FIGURES DE LA DÉNONCIATION » et « ÉTHIQUE ET MORALE » lorsque l’on compare le sous-corpus où la « LOGIQUE DE LA CONCURRENCE » est absente au sous-corpus où elle est « dominante »

C’est ainsi que les arguments du marché et de la concurrence sont parfois considérés comme relevant d’un « alibi commode », entendu au sens d’une forme d’opportunisme intellectuel qui aurait pour fonction de rationaliser l’écart existant entre un système libéral jugé « idéal » et une réalité qui, elle, serait « imparfaite ». Et de repérer alors la logique consistant, pour les acteurs, à rapporter les montants de rémunération des dirigeants au SMIC et/ou au « salaire moyen d’un ouvrier » pour dénoncer cet écart et faire état de leurs « déceptions normatives ». Dans ce monde imparfait qu’ils décrient, c’est le signe, en effet, que l’acceptabilité sociale des inégalités de revenus ressort d’une mécanique de la comparaison typique d’une société qui consacre l’égalité des personnes mais qui, par là-même, se voit d’autant plus exposée à leur « exaspération » face aux revenus d’une « poignée de chefs de très grandes entreprises » :

‘« Lorsqu'on demande à un panel de gens d'évaluer les salaires des chefs d'entreprise, ils donnent quasi systématiquement une évaluation nettement inférieure à la réalité. En fait, ils donnent le salaire d'un cadre supérieur, soit 5 à 6 fois le SMIC. Aussi, le jour où ils apprendront que cela peut aller jusqu'à 125, voire même 250 fois le SMIC pour une poignée de chefs de très grandes entreprises, cela risque d'entraîner un fort sentiment d'exaspération ! » (Le Figaro Economie, 11/12/1998 ; nous soulignons).
« En 1980, outre-Atlantique, le salaire moyen d'un PDG était 42 fois celui d'un ouvrier moyen, en 1990 l'écart est passé à 85 fois, et 531 fois en 2000 ! En France, selon le cabinet Proxinvest, en 2001, 39 des principaux PDG touchaient en moyenne une rémunération (salaire plus bonus et stock-options) de 7,4 millions d'euros, "soit l'équivalent de 554 fois le SMIC". Tout cela devient difficile à justifier quand, dans le même temps, les épargnants perdent des milliards, les licenciements se comptent par centaines de milliers, et la rentabilité des entreprises est faible. » (Le Monde, 08/10/2003 ; nous soulignons).
« Aux Etats-Unis, où l'on glorifie généralement l'enrichissement personnel, des pontes comme le gourou du management Peter Drucker ou l'idole des actionnaires Warren Buffett ont critiqué le système dans lequel un PDG touche plus de 400 fois le salaire moyen d'un ouvrier local, contre environ 100 fois il y a seize ans. » (Site des Echos, 13/07/2006).’

Là encore, il n’est pas innocent que les acteurs se fassent le relais des critiques formulées par un Warren Buffet et/ou un Peter Drucker à l’encontre de certains montants de rémunération des dirigeants, preuve que c’est chez les plus insoupçonnables des libéraux qu’ils puisent des raisons de penser que le fait de gagner un équivalent de 500 fois le SMIC rend compte d’une différence ne s’exprimant pas en termes de « talents », mais plutôt de « rang » ou de « statut ». En somme, se trouve évoqué ici, en miroir, le problème classique que Tocqueville avait déjà exposé et auquel nous avons fait référence dans la partie théorique de ce chapitre : devoir justifier l’énorme inégalité des revenus individuels dans un monde où règne la « passion égalitaire »… Et c’est ainsi que la controverse publique débouche sur une volonté affichée de « moraliser les pratiques de rémunération des dirigeants » :

‘« La réflexion sur l'éthique des affaires ne se limite pas seulement à la définition de ce qui est bien ou mal, car une telle approche conduirait inévitablement à une attitude légaliste et à minimiser le sens de la responsabilité de chacun. Elle utilise un champ de concepts plus larges, tels que les valeurs, le sens de la mesure, le souci d’équité, la confiance, etc. La réflexion du Comité d’éthique entrepreneuriale sur la rémunération des dirigeants, mandataires sociaux, se place dans ce cadre, dans la recherche du "bon" comportement, celui de l’équilibre et de la mesure. » (Medef, 01/05/03, nous soulignons).
« Au chapitre des rémunérations des dirigeants mandataires sociaux, nous avons écrit : "Elle doit être pensée de manière cohérente avec celle des autres dirigeants pour conforter la solidarité de l’équipe dirigeante." L’on peut ajouter qu’elle doit être aussi exemplaire vis-à-vis de la société. Voilà les principes de bonne gouvernance que nous voulons faire avancer. » (Xavier Fontanet, audition parlementaire, 09/07/2003, nous soulignons).’

La position du Medef est de ce point de vue symptomatique car en intégrant des concepts « tels que les valeurs, le sens de la mesure, le souci d’équité, la confiance » dans la recherche du « bon comportement » et de « l’exemplarité » en matière de rémunération des dirigeants, le syndicat patronal fait preuve d’une apparente volonté de répondre au sentiment d’injustice que les acteurs éprouvent dès lors que l’imperfection de la réalisation du projet libéral est mise en évidence. Le mouvement de juridicisation du débat tend à indiquer que c’est même l’ensemble des acteurs de la controverse qui vont au-delà de l’argument économique lorsque les montants de rémunération sont jugés incompatibles avec l’idéal égalitariste qui est au fondement du pacte libéral. Par exemple visible dans l’augmentation conjointe des catégories d’entités « CONTROVERSES ET POLÉMIQUES » (+ 107 %) et « FORMES JURIDIQUES » (+ 96 %) à l’intérieur des textes faisant suite au premier rapport que le Medef a publié sur le sujet56 (16/05/2003), qui montre bien que cette juridicisation est parallèle à l’augmentation de la « tension polémique » à l’intérieur du dossier, ce phénomène témoigne autrement dit du fait que, pour les acteurs de la controverse, l’ordre économique et libéral n’est pas dissociable des exigences morales qui contribuent à définir le droit comme le lieu où se joue la justice du système :

‘« Les députés de la commission des lois de l'Assemblée nationale avaient demandé le 8 juillet au Medef de "mettre de l'ordre" sur la question de la rémunération des grands patrons, menaçant de légiférer si de nouveaux exemples de « rémunérations scandaleuses voyaient le jour. » (AFP, 18/07/2003).
« Nous allons vraisemblablement légiférer, cela sera dans l'intérêt de la paix sociale, dans l'intérêt des petits actionnaires, tout simplement dans l'intérêt de l'égalité des citoyens. » (Le Progrès, 24/11/2003, nous soulignons).
« "Lors de son discours sur la situation économique à Toulon, Nicolas Sarkozy a menacé de légiférer sur le sujet si le patronat ne consentait pas à des pratiques acceptables". Le Medef a promis de faire des propositions. » (Le Monde, 02/10/2008, nous soulignons).’
Tableau 33 - Variations des catégories d’entités « CONTROVERSES ET POLÉMIQUES » et « FORMES JURIDIQUES » lorsque l’on compare les textes qui précèdent la parution de la première publication du Medef (225 textes) avec ceux qui l’ont suivie (806 textes)
Tableau 33 - Variations des catégories d’entités « CONTROVERSES ET POLÉMIQUES » et « FORMES JURIDIQUES » lorsque l’on compare les textes qui précèdent la parution de la première publication du Medef (225 textes) avec ceux qui l’ont suivie (806 textes)

Comme l’illustre le propos tenu par Alain Marsaud (député UMP), qui justifiait la possibilité de légiférer sur la rémunération des dirigeants en évoquant la « paix sociale » et « l’égalité des citoyens », c’est ainsi que la demande de justice prend le dessus sur la référence aux mécanismes économiques via la menace d’une intervention du législateur dans le dossier. Ce qui est en jeu, c’est la justice attendue du système libéral, ce dernier se devant d’intervenir contre le libre marché si celui dérape au point de mettre en question le principe de justice. Pour tester l’hypothèse d’après laquelle la controverse sur la rémunération pourrait, de ce point de vue, révéler l’espoir des acteurs de voir les « promesses libérales » se réaliser dans le futur, il nous faut alors vérifier si ces derniers restent attachés à l’idée qu’il est possible de remédier aux problèmes de justification de la rémunération des dirigeants tout en restant dans un cadre libéral. Ce qui revient à se demander si la controverse fait écho, ou non, à cette croyance des théoriciens du modèle économique libéral que les défaillances du système libéral ne remettent pas en doute sa supériorité supposée. Si cela est confirmé, l’appel au Législateur pourra être considéré comme un pis-aller et non une alternative économique.

Notes
56.

Pris ici comme un point de repère en raison de son importance sur le plan symbolique, le Medef ayant pendant longtemps cru bon de ne pas intervenir « officiellement » dans le dossier.